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THEORIES MODERNES DES COULEURS
     
  « Ita natura omnes aperta et clara amamus » : « Nous aimons par nature tout ce qui est ouvert et lumineux », écrit Alberti dans le De Pictura ; c’est pour cette raison même que, en se recommandant des Anciens, il demande aux peintres un usage parcimonieux du blanc : en effet, « le peintre n’a rien d’autre que la couleur blanche pour représenter l’éclat extrême des surfaces les plus polies »  
         
L.B. Alberti
De Pictura, 1435
   
§ 47. Neque facile dici potest quantam esse porteat ditribuendi albi in pictura parsimoniam atque modum ; Hinc solitus erat Zeuxis pictores redarguere, quod nescirent quid esset nimis. Quod si vitio indulgendum est, minus redarguendi sunt qui nigro admodum profuse, quam qui albo Paulum intemperanter utantur. Natura enim ipsa indies atrum et horrendum opus usu pingendi odisse discimus, continuoque quo plus intelligimus.   Il est difficile de dire avec quelle discrétion et quelle méthode on doit distribuer le blanc en peinture. Zeuxis, à cet égard, avait coutume de reprendre les peintres de ce qu’ils n’avaient aucune notion de l’excès. Cependant, s’il faut pardonner à l’erreur, ceux qui emploient le noir avec profusion, sont moins à blâmer que ceux qui gaspillent du blanc sans modération ; car, par la nature même, nous apprenons, avec l’usage de peindre, à exacrer les œuvres noires et horribles.
         
      De la statue et de la peinture, traités de L.B.Alberti, traduits par Claudius Popelin, à Paris,chez Lévy, 1869.
         
Léonard de Vinci,
Traité de la Peinture
   
Chap 131
Bien que le mélange des couleurs l’une avec l’autre soit d’une étendue presqu’infinie, je ne laisserai pas pour cela d’en toucher ici légèrement quelque chose. Etablissant premièreemnt un certain nombre de couleurs simples pour servir de fondement, et avec chacune d’elles, mêlant chacune des autres une à une, puis deux à deux, puis trois à trois ; poursuivant ainsi jusques au mélange entier de toutes les couleurs ensemble ; puis je recommencerai à mêler ces couleurs deux à deux, et trois à trois, et puis quatre à quatre, continuant ainsi jusqu’à la fin ; sur ce deux couleurs on en mettra trois [...] or, j’appelle couleurs simples, celles qui ne sont point composées, et ne peuvent être faites ni suppléées par aucun mélange des autres couleurs. Le noir et le blanc ne sont point comptées entre les couleurs, l’un représentant les ténèbres, et l’autre le jour ; c’est à dire, l’un étant une simple privation de lumière, et l’autre la lumière même, ou primitive ou dérivée. Je ne laisserai cependant pas d’en parler, parce que dans la Peinture il n’y a rien de plus nécessaire et qui soit plus d’usage, toute la Peinture n’étant qu’un effet et une composition des ombres et des lumières, c’est à dire de clair et d’obscur. Après le noir et le blanc vient l’azur, puis le vert ou le tanné, ou l’ocre de terre d’ombre, après le pourpre ou le rouge, qui ffont en tout huit couleurs : comme il n’y en a pas davantage dans la nature, je vais parler de leur mélange. Soient premièrement mêlées ensemble le noir et le blanc, puis le noir et le jaune, et le noir et le rouge, ensuite le jaune et le noir, et le jaune et le rouge.
       
Chap. 84
Un corps qui renvoie la lumière sur un autre corps ne lui communique pas sa couleur telle qu’il l’a lui-même ; mais il se fait un mélange de plusieurs couleurs, s’il y en a plusieursv qui soient portées par des reflets dans un même endroit [...].
 
Chap 101
La teinte de l’ombre, de quelque couleur que ce soit, participe toujours à la couleur de son objet, et cela plus ou moins, selon qu’il est ou plus proche ou plus éloigné de l’ombre, et à proportion aussi de ce qu’il y a plus ou moins de lumière(... )
 
Chap 104
L’ombre du blanc, éclairé par le soleil et par l’air, a sa teinte tirant sur le bleu, et cela vient de ce que le blanc de soi n’est pas proprement une couleur, mais le sujet des autres couleurs[...]
 
      Traité de la Peinture par P.M.Gault de Saint-Germain,
à Paris, chez Perlet, 1803.
       
  Dans l’évocation systématique des couleurs qu’il propose dans ce Dialogue, Dolce enrichit son propos d’une approche quasiment anthropologique : croisant textes et étymologies avec des remarques d’ordre empirique, il anticipe en quelque sorte les débats sur la dénomination de la couleur et la nécessité d’un histoire culturelle de cette notion.  
 
Dolce, 1557
Dialogue sur les couleurs
   
   
-Cornelio - Je commencerai d’abord par la couleur que les Latins qualifient de carerulus. La nature semble en jouir principalement, puisqu’elle a voulu donner au ciel cette espèce de couleur la plus gaie…
ce bleu me rappelle le caesius… car il faut savoir que les Anciens.. attribuèrent cette couleur au ciel. Mais ils se trompèrent manifestement, car ces deux mots s’écrivent en latin avec la même diphtongue. Cette couleur ne diffère sans doute pas du bleu céruléen, comme le prouve l’autorité de Cicéron… mais les Anciens parlèrent seulement d’yeux caesi, lesquels doivent avoir une certaine splendeur, mais être horribles à voir. Je pense que …. caesius vient du mot latin caedes, ou meurtre : ainsi celui dont les yeux pers semble menacer autrui de mort. … les Grecs qualifient cette couleur de glaukos, et les Latins reprirent ce mot pour leur usage. Il possède un sens plus large… Virgile la loue à travers les chevaux qu’il qualifie de glauques. La langue commune italienne les appelle, quant à elle, bais…
 
   
      ***Venise 1735, BNF V 23658  
   
  Du récit des anecdotes des raisins de Zeuxis, des chevaux d’Apelle, du rideau de Parrhasios, - puis de l’éponge de Protogène, Dolce tire prétexte pour faire l’éloge du « colorito » :    
   
Dolce, 1557,
Dialogue de la peinture
 
   
-Non fu adunque la lode del Pittore, ma del caso. -Questo serve alla molta cura, che ponevano gli antichi nel colorire, perche le cose loro imitassero il vero. E certo il colorito è di tanta importanza e fforza, che quando il Pittore va imitando bene le tinte e la morbidezza delle carni, e la proprietà di qualunque cosa, fa parer le sue Pitture vive, e tali, che lor non manchino altro, che’l fiato.   -Francesco Fabrini –Donc ce n’est pas habileté dans le peintre, mais pur hasard ? -L’Arétin –Cela montre le grand soin qu’avaient les anciens à bien colorer, afin que leurs ouvrages imitassent le vrai. Il est certain que le coloris est de si grande importance, et a tant de force, que, quand le peintre imite bien les teintes, le tendre des chairs, et la propriété de chaque chose, telle qu’elle soit, il fait paraître ses peintures animées, et telle qu’il ne lui manque plus que la respiration.  
         
      ***Venise 1735, BNF V 23658  
         
Diderot, 1766
Essais sur la Peinture
 

 
Chapitre II
Mes petites idées sur la couleur.

C’est le dessin qui donne forme aux êtres ; c’est la couleur qui leur donne la vie. Voilà le souffle divin qui les anime. Il n’y a que les maîtres dans l’art qui soient bons juges du dessin, tout le monde peut juger de la couleur. On ne manque pas d’excellents dessinateurs ; il y a peu de grands coloristes. Il en est de même en littérature : cent froids logiciens pour un grand orateur ; dix grands orateurs pour un poète sublime. [...] On a dit que la plus belle couleur qu’il y eut au monde, était cette rougeur dont l’innocence, la jeunesse, la santé, la modestie et la pudeur coloraient les joues d’une fille [...] c’est ce mélange de rouge et de bleu qui transpire insensiblement ; c’est le sang, la vie qui font le désespoir du coloriste. [...] Quel est donc, pour moi le vrai, le grand coloriste ? C’est celui qui a pris le ton de la nature et des objets bien éclairés, et qui a su accorder son tableau.
 
         
      Œuvres esthétiques, édition de P.Vernière, Bordas 1988, p. 674-678.  
   
Goethe,
Traité des couleurs, sixième section
 
       
( Zur Farbenlehre, 6. Abteilung,"sinnlich-sittliche Wirkung der Farben") 758 – Da die Farbe in der Reihe der uranfänglichen Naturerscheinungen einen so hohen Platz behauptet, indem sie den ihr angewiesenen einfachen Kreis mit entschiedener Mannigfaltigkeit ausfüllt, so werden wir uns nicht wundern, wenn wir erfahren, dass sie auf den Sinne des Auges, dem sie vorzüglich zugeeignet ist, und durch dessen Vermittelung auf das Gemüt in ihren allgemeinsten elementaren Erscheinungen, ohne Bezug auf Beschaffenheit oder Form eines Materials, an dessen Oberfläche wir sie gewahr werden, einzeln eine spezifische, in Zusammenstellung eine teils harmonische, teils charakteristische, oft auch unharmonische, immer aber eine entschiedene und bedeutende Wirkung hervorbringe, die sich unmittelbar an das Sittliche anschließt. Deshalb denn Farbe, als ein Element der Kunst betrachtet, zu den höchsten ästhetischen Zwecken mitwirkend genutzt werden kann. 759 - Die Menschen empfinden im Allgemeinen eine große Freude an der Farbe. Das Auge bedarf ihrer, wie es des Lichtes bedarf. Man erinnre sich der Erquickung, wenn an einem trübe Tage die Sonne auf einen einzelnen Teil der Gegend scheint und die Farben daselbst sichtbar macht. Dass man den farbigen Edelsteinen Heilkräfte zuschrieb, mag aus dem tiefen Gefühl dieses unaussprechlichen Behagens entstanden sein. 760 - Die Farben, die wir an den Körpern erblicken, sind nicht etwa dem Auge ein völlig Fremdes, wodurch es erst zu dieser Empfindung gleichsam gestempelt würde. Nein, dieses Organ ist immer in der Disposition, selbst Farben hervorzubringen, und genießt einer angenehmen Empfindung, wenn etwas der eignen Natur gemäßes ihm von außen gebracht wird, wenn seine Bestimmbarkeit nach einer gewissen Seite hin bedeutend bestimmt wird.   « Effet physique-psychique de la couleur » 758 – La couleur réclame dans la série des phénomènes originaires de la nature une place si élevée, parce qu’elle remplit le domaine simple qui lui est assigné avec une variété incontestable. Nous ne nous étonnerons donc pas en apprenant les effets qu’elle a sur l’organe auquel elle est associée par excellence, l’œil, et par son intermédiaire, sur la sensibilité dans ses manifestations élémentaires les plus générales. Car, indépendamment de la nature et de la forme du matériau coloré, la couleur a sur l’œil et la sensibilité un effet spécifique lorsqu’elle apparaît seule. Et lorsqu’elle entre en composition avec d’autres couleurs, elle a un effet tantôt harmonieux, tantôt caractéristique, souvent aussi disharmonieux, mais toujours incontestable et important, qui touche immédiatement au domaine moral. C’est pourquoi la couleur, considérée comme un élément de l’art, peut contribuer aux fins esthétiques les plus hautes. 759 – Les hommes éprouvent en général une grande joie à contempler la couleur. L’œil a besoin d’elle comme il a besoin de la lumière. Qu’on se souvienne du soulagement ressenti les jours de mauvais temps, lorsque le soleil illuminait subitement une partie isolée du paysage, rendait visibles ses couleurs. C’est sans doute à cause de ce sentiment profond d’indicible bien-être qu’on a attribué aux pierres précieuses de couleur des vertus curatives. 760 – À vrai dire, les couleurs que nous percevons sur les corps ne sont pas pour l’œil quelque chose d’étranger qui s’imprimerait à lui en provoquant une sensation. Non, cet organe est toujours prédisposé à produire lui-même des couleurs, il éprouve une sensation agréable, lorsque quelque chose de conforme à sa nature lui est offert de l’extérieur, lorsque sa capacité à être déterminé est excitée d’un certain côté de manière significative.  
         
      traduction H. Paukner.  
         
  L’ouvrage M.E.Chevreul (1786-1889) a modifié profondément la connaissance de la vision des couleurs, et nourri le regard de plusieurs générations de peintres, de Delacroix aux post-impressionnistes. Directeur de la Manufacture des Gobelins, c’est en ingénieur chimiste, et à partir de recherches sur les teintures qu’il s’intéresse aux couleurs ; si ses applications relèvent de l’esthétique, son propos est avant tout scientifique – l’auteur s’en explique du reste dans son avant-propos : « [...] cet ouvrage est donc bien le fruit de la méthode a posteriori ; des faits sont observés, définis, décrits, puis ils viennent se généraliser dans une expression simple qui a tous les caractères d’une loi de la nature. Cette loi, une fois démontrée, devient un moyen a priori d’assortir les objets colorés pour en tirer le meilleur parti possible, suivant le goût de la personne qui les assemble, d’apprécier si des yeux sont bien organisés pour voir et juger les couleurs, si des peintres ont copié exactement des objets de couleur connue [...] »    
   
M.E. Chevreul. 1839
De la loi des contrastes simultanés des couleurs et de l’assortiment des objets colorés
considéré d’après cette loi [...]
 
   
Chapitre premier.
Définition du contraste simultané.
Si l’on regarde à la fois deux zones inégalement foncées d’une même couleur, ou deux zones également foncées de couleurs différentes, qui soient juxtaposées c’est à dire contigües par un de leurs bords, l’œil apercevra, si les zones ne sont pas trop larges, des modifications qui porteront dans le premier cas sur l’intensité de la couleur, et dans le second sur la composition optique des deux couleurs respectives juxtaposées. Or, comme ces modifications font paraître les zones, regardées en même temps, plus différentes qu’elles ne sont réellement, je leur donne le nom de contraste simultané des couleurs ; et j’appelle contraste de ton, la modification qui porte sur l’intensité des couleurs, et contraste de couleurs, celle qui porte sur la composition optique de chaque couleur juxtaposée. [...]
Chapitre 2
[...] Tous les phénomènes que j’ai observés dépendent d’une loi très simple, qui, dans le sens le plus général, peut être énoncée en ces termes : dans le cas où l’œil voit en même temps deux couleurs contigües, il les voit les plus dissemblables possibles, quant à leur composition optique et quant à leur hauteur de ton.
 
         
      Paris, chez Pitois-Levrault et C., 1839  
   
Delacroix, 1852
Journal
 
   
Lundi 23 février. Les peintres qui ne sont pas coloristes font de l’enluminutre et non de la peinture. La peinture proprement dite, à moins qu’on ne veuille faire un camaïeu, comporte l’idée de la couleur comme une des bases nécessaires, aussi bien que le clair-obscur et la proportion et la perspective. La proportion s’applique à la sculpture comme à la peinture ; la perspective détermine le contour ; le clair-obscur donne la saillie par la disposition des ombres et des clairs mis en relation avec le fond ; la couleur donne l’apparence de la vie, etc. Le sculpteur ne commence pas son ouvrage par un contour : il bâtit avec sa matière une apparence de l’objet qui, grossier d’abord, présente dès le principe la condition principale qui est la saillie réelle et la solidité. Les coloristes,, qui sont ceux qui réunissent toutes les parties de la peinture, doivent établir en même tempset dès le principe tout ce qui est propre et essentiel à leur art. Ils doivent masser avec la couleur comme le sculpteur avec la terre, le marbre ou la pierre ; leur ébauche, comme celle du sculpteur, doit présenter également la proportion, la perspective, l’effet et la couleur.  
         
      La Palatine, 1943, p.153.  
         
  Nietzsche émet une hypothèse sur la vision chromatique des Anciens qui n’est pas sans rappeler le débat sur la « mer couleur de vin » d’Homère : les Grecs auraient été aveugles au vert et au bleu. En cela, il se montre l’héritier de Goethe qui soupçonnait les Grecs d’avoir été daltoniens et aveugles au bleu. Par ailleurs, cette « simplification » chromatique rappelle que depuis Winckelmann, la simplicité était considérée comme la principale caractéristique de l’art grec antique. L’ « enrichissement de la nature », dont Nietzsche parle à la fin de cet extrait, évoque également Winckelmann, pour qui l’imitation de la nature par les maîtres grecs était indissociable d’une certaine idéalisation. Le regard de Nietzsche est donc à la fois singulier et nourri d’un siècle de spéculations sur la peinture grecque.    
   
Friedrich Nietzsche, 1881
Aurore, § 426 « Cécité des penseurs aux couleurs»
 
   
Morgenröte , « Farbenblindheit der Denker », 4a - Wie anders sahen die Griechen in ihre Natur, wenn ihnen, wie man sich eingestehen muss, das Auge für Blau und Grün blind war und sie statt des ersteren ein tieferes Braun, statt des zweiten ein Gelb sahen (wenn sie also mit dem gleichem Worte zum Beispiel die Farbe des dunklen Haares, sie der Kornblume und die des südländisches Meeres bezeichneten und wiederum mit gleichem Worte die Farbe der grünsten Gewächse und der menschlichen Haut, des Honigs und der gelben Harze : so dass ihre größten Maler bezeugtermaßen ihre Welt nur mit Schwarz, Weiß, Rot und Gelb wiedergegeben haben) – wie anders und wie viel näher an den Menschen gerückt, musste ihnen die Natur erscheinen, weil in ihrem Auge die Farben des Menschen auch in der Natur überwogen und diese gleichsam in dem Farbenäther der Menschheit schwamm! (Blau und Grün entmenschlichen die Natur mehr als alles andere.) Auf diesem Mangel ist die spielende Leichtigkeit, welche die Griechen auszeichnet, Naturvorgänge als Götter und Halbgötter, dass heißt als menschartige Gestalten zu sehen, großgewachsen. […] Jeder Denker malt seine Welt und jedes Ding mit weniger Farben, als es gibt, und ist gegen einzelne Farben blind. Dies ist aber nicht nur ein Mangel. Er sieht vermöge dieser Annäherung und Vereinfachung Harmonien der Farben in die Dinge hinein, welche einen großen Reiz haben und eine Bereicherung der Natur ausmachen können. [Wilhelm Goldmann Verlag, München]   Combien les grecs voyaient la nature différemment, si, comme il faut bien se l’avouer, leur œil était aveugle au bleu et au vert, et s’ils voyaient un marron plus profond à la place du bleu et un jaune à la place du vert (si donc ils désignaient par un même mot la couleur d’une chevelure sombre, celle du bleuet et celle de la mer méridionale, par exemple ou encore, toujours par un même mot, la couleur des plantes les plus vertes et de la peau humaine, du miel et des résines jaunes : si bien que, comme c’est attesté, leurs plus grands peintres n’ont représenté leur univers qu’avec du noir, du blanc, du rouge et du jaune), - comme la nature devait leur sembler différente et plus proche de l’homme, puisque pour leur œil les couleurs humaines prédominaient également dans la nature et que celle-ci baignait pour ainsi dire dans l’éther des couleurs de l’humanité ! (Le bleu et le vert déshumanisent la nature plus que toute autre couleur.) Ce défaut est à l’origine de la facilité enjouée, propre aux grecs, à considérer les phénomènes naturels comme des dieux et des demi-dieux, c'est à dire comme des figures anthropomorphes. […] Chaque penseur peint son univers et chaque chose avec moins de couleurs qu’il n’en existe et il est aveugle à certaines couleurs. Mais cela n’est pas seulement un défaut. Grâce à ce rapprochement et à cette simplification, il voit dans les objets des harmonies de couleurs très séduisantes, qui peuvent constituer un enrichissement de la nature.

 
   
      traduction H. Paukner  
         
  Avec Cézanne, en une ultime, ou première synthèse, se rejoue pour se dénouer le débat dessin (contour, délimitation) – couleur, éludé au profit de la couleur-lumière par les impressionnistes, à l’avantage du contour par les post-impressionistes. Avec lui, « le dessin et la couleur ne sont point distincts ; au fur et à mesure que l’on peint et que l’on dessine, plus la couleur s’harmonise, plus le dessin se précise. Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. Les contrastes et les rapports de tons, voilà le secret du dessin et du modelé » (Cézanne, cité par Emile Bernard, p.63, op. cit. infra). Dessiner, mais avec, et dans la couleur.    
   
Paul Cézanne,
Lettre à Emile Bernard,
Aix, 23 décembre 1904
 
   
[...] Voici, sans conteste possible- je suis très affirmatif, une sensation optique se produit dans notre organe visuel, qui nous fait classer par lumière demi-ton ou quart de ton les plans représentés par des sensations colorantes. La lumière n’existe donc pas pour le peintre. Tant que forcément vous allez du Noir au Blanc. [...]  
   
Aix, 23 décembre 1905  
   
[...] - Or vieux, 70 ans environ, - les sensations colorantes, qui donnent la lumière sont chez moi cause d’abstractions qui ne permettent pas de recouvrir ma toile, ni de poursuivre la délimitation des objets quand les points de contact sont ténus, délicats, d’où il ressort que mon image ou tableau est incomplète. D’un autre côté, les plans tombent les uns sur les autres, d’où est sorti le néo-impressionnisme qui circonscrit les contours d’un trait noir, défaut qu’il faut combattre. Or la nature consultée nous donne les moyens d’atteindre ce but.  
         
      Cité dans Conversations avec Cézanne,
édition critique présentée par P.M.Doran, Macula 1978
 
   
Kandinsky,
Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier,
Chap. 5, «Action de la couleur».
 
       
(Über das Geistige in der Kunst, insbesondere in der Malerei, Kap. 5 „Wirkung der Farbe“)

Wenn man die Augen über eine mit Farben besetzte Palette gleiten lässt, so entstehen zwei Hauptresultate:
1 – es kommt eine rein physische Wirkung zustande, d.h. das Auge selbst wird durch Schönheit und andere Eigenschaften der Farbe bezaubert. Der Schauende empfindet ein Gefühl von Befriedigung, Freude, wie ein Gastronom, wenn er einen Leckerbissen im Munde hat. Oder es wird das Auge gereizt, wie der Gaumen von einer pikanten Speise. […]. Dies alles sind jedenfalls physische Gefühle, welche als solche nur von kurzer Dauer sein können. Sie sind auch oberflächlich und hinterlassen keinen dauernden Eindruck, wenn die Seele geschlossen bleibt. […] Bei höherer Entwicklung aber entspringt dieser elementaren Wirkung eine tiefergehende, die eine Gemütserschütterung verursacht.
2- In diesem Falle ist das zweite Hauptresultat des Beobachtens der Farbe vorhanden, d.h. die psychische Wirkung derselben. Hier kommt die psychische Kraft der Farbe zutage, welche eine seelische Vibration hervorruft. Und die erste, die physische Kraft, wird nun zur Bahn, auf welcher die Farbe die Seele erreicht.
[R. Piper & Co., Verlag, München 1912]
  Lorsque nos yeux tombent sur une palette chargée de couleurs, deux effets principaux se produisent :
1 – Un effet purement physique, par lequel l’œil lui-même est enchanté par la beauté et les autres propriétés de la couleur. Le spectateur ressent alors une sensation de satisfaction, de joie, comme un gastronome qui goûte une gourmandise. Ou bien l’œil est excité, comme le palais au contact d’un met épicé. […] Il s'agit là de sensations physiques, qui, en tant que telles, ne peuvent être que de courte durée. Elles restent aussi superficielles et ne peuvent laisser d'impression durable, tant que l’âme demeure fermée à leur contact. […] Mais cet effet élémentaire peut, en se développant, donner lieu à un effet plus profond, qui cause un ébranlement de l’âme.
2 – Dans ce cas, on atteint au second effet principal de l’observation de la couleur, c'est-à-dire son effet psychique. Il s'agit de la force psychique de la couleur, qui provoque une vibration de l’âme. Et la première force, physique, devient la voie par laquelle la couleur atteint l’âme.

 
   
      traduction originale H. Paukner  
         
P. Klee,
Esquisse d’une théorie des couleurs, 1956
traduction de Pierre-Henri Gonthier, Théorie de l’art moderne, Denoël 1964
 
   
En construction  
   
Wittgenstein, 1951,
Remarques sur la couleur
 
   
I-§ 68 - Auf was die Frage « Was bedeuten die Wörter « rot », « blau », « schwarz », «weiß», können wir freilich gleich auf Dinge zeigen, die so gefärbt sind, - aber weiter geht unsre Fähigkeit, die Bedeutung dieser Worte zu erklären nicht! Im übrigen machen wir uns von ihrer Verwendung keine, oder eine ganz rohe, zum Teil falsche Vorstellung.   I-§ 68 - Si l’on nous nous pose la question de la signification exacte des mots « rouge», « bleu », « noir », «blanc», nous pouvons évidemment tout de suite montrer du doigt des choses qui ont ces couleurs, - mais notre capacité à expliquer le sens de ces mots s’arrête là ! Du reste, nous ne nous faisons de leur usage aucune représentation, ou bien une représentation absolument grossière, et en partie fausse  
         
      Texte allemand G.E.M. Anscombe 1977, dans l’édition bilingue
Trans-Europ-Repress, 1984, 6 lignes
traduction originale H. Paukner