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OMBRE ET LUMIERE
     
  Pour atteindre une parfaite mimesis, restituer l’apparence sensible, il faut rendre par la peinture « la combinaison fondamentale de la lumière et de l’ombre » (Agnès Rouveret, Histoire et imaginaire de la peinture ancienne), dans leur « tonos », leur tension (qu’Agnès Rouveret traduit par « clair-obscur ») et leur « harmogè », leur harmonisation, le passage d’un ton à l’autre ( traduit par « demi-teinte »).  
         
Pline,
Histoire naturelle, Livre XXXV, §29
   
Tandem se ars ipsa distinxit et invenit lumen atque umbras, differentia colorum alterna vice sese excitante. Postea deinde adiectus est splendor, alius hic quam lumen. Quod inter haec et umbras esset, appellarunt tonon, commissuras vero colorum et transitus harmogen.   Enfin l’art se distingua lui-même et inventa la lumière et les ombres qui permettent l’évaluation réciproque des couleurs par leur contraste. Plus tard vint s’ajouter l’éclat, autre valeur encore que la lumière. Ce qui les sépare de l’ombre, on l’appela clair-obscur; l’endroit où les deux couleurs se rencontrent et passent de l’une à l’autre demi-teinte.
         
      traduction d’Agnès Rouveret, opus cit., inspirée de celle d’A.Reinach et d’E.Bertrand, Peinture et critique d’art, 4 lignes
         
  Mais les artistes de l’antiquité travaillent aussi à créer une impression de profondeur et de relie – de véritables effets de tridimensionnalité. On peut voir dans ces passages du livre XXXV de Pline que les peintres cherchent à rendre ces illusions d’optiques.  
         
Pline,
Histoire naturelle, Livre XXXV, §126
   
Eam primus invenit picturam, quam postea imitati sunt multi, aequavit nemo. Ante omnia, cum longitudinem bovis ostendi vellet, adversum eum pinxit, non traversum, et abunde intellegitur amplitudo. Dein, cum omnes, quae volunt eminentia videri, candicanti faciant colore, quae condunt, nigro, hic totum bovem atri coloris fecit umbraeque corpus ex ipsa dedit, magna prorsus arte in aequo extantia ostendente et in confracto solida omnia.   La beauté de cette pièce gît principalement dans la représentation d’un bœuf, destinée au sacrifice. On voit que le Peintre en a voulu concevoir toutes les dimensions en longueur, aussi bien qu’en largeur ; et cependant qu’il l’a peint de front, présentant la tête au Spectateur, au lieu de le peindre de côté, comme il aurait pû faire avec moins de peine. Avec tout cela, et quoique l’animal se présente directement, on aperçoit clairement sa longueur. C’est la première chose qu’il y a d’admirable dans le Tableau : loin d’avoir évité le raccourci, il l’a cherché, et l’a bien rendu. Mais voici ce qui ne l’est pas moins, c’est qu’il en a surmonté les difficultés à plus d’un égard. Car chacun sait que tous ceux qui se mêlent de peindre, pour faire sortir les Objets avec plus de facilité, peignent ordinairement blanchâtres, ou d’une Couleur qui en approche, ces Objets éminens, s’il faut dire ; et un peu plus bruns, ceux qu’ils veulent enfoncer en dessous des autres. Ici au contraire, l’Animal est tout noir, depuis la tête jusqu’aux pieds, en sorte que la même couleur, dont il a peint sa figure, lui a servi à tracer les ombres ; en quoi certes il a fait paraître, non seulement beaucoup d’intelligence dans le clair-obscur, mais encore une délicatesse infinie dans l’exécution ; puisqu’il a fait déborder inégalement des choses de même couleur, par des dégradations insensibles, et qu’il a solidement appuyé des membres.
         
      Edité à Londres, chez Guillaume Bowyer, 1725
       
Pline,
Histoire naturelle, Livre XXXV, §131
   
Lumen et umbras custodiit atque ut eminerent e tabulis picturae maxime curavit.   Il [Nicias] observa la lumière et les ombres, et s’appliqua surtout à faire ressortir les figures hors du tableau.
       
      Edition Nisard, édition J. J .Dubochet, 1850
       
  Pour Alberti, peindre, c’est d’abord circonscrire, et composer ; puis, c’est l’art du modelé – l’art de distribuer les ombres et les lumières, de façon à « sculpter » les figures. Il s’agit d’abord de « tracer les contours » et de « délimiter les surfaces » avec exactitude, puis, par un jeu subtil d’ombre et de lumière, de traduire la tridimensionnalité des objets représentés. La couleur est donc seconde, et subordonnée au dessin - à la limite, superflue. Plus radical encore que les tétrachromatistes auxquels il se réfère, Alberti semble préconiser, comme modèle de peinture… le noir et blanc.  
         
L.B. Alberti
De Pictura, 1435
   
§ 46. Veteres pictores Polygnotum et Timanthem quattuor coloribus tantum usos fuisse, tum Aglaophon simplici colore delectatum admirantur, ac si in tanto quem putabant esse colorum numero, modicum sit eosdem optimos pictores tam paucos in usum delegisse, copiosique artificis putent omnem colorum multitudinem ad opus congenere. [...] Sic velim pictores eruditi existiment summam indutriam atque artem in albo tantum et nigro disponendo versari, inque his duobus probe locandis omne ingenium et diligentiam consummandam.   On dit que les peintres anciens, Polygnote et Timanthe, n’ont utilisé que quatre couleurs, et l’on s’étonne qu’Aglaophon se soit contenté d’une seule couleur simple, et l’on juge trop modéré, alors qu’on estime qu’il y a tant de couleurs, que ces excellents peintres en aient utilisé si peu, car l’on pense qu’un artiste fécond doit mettre en œuvre toute la variété des couleurs [...] J’aimerais que les peintres instruits pensent que l’on peut employer tout son métier et son art à répartir seulement le blanc et le noir, et qu’il faut appliquer tout son talent et tout son soin à placer convenablement ces deux couleurs.
         
      Traduction J.L.Schefer, Macula Dédale 1992
       
Léonard de Vinci,
Traité de la Peinture
       
Chap 278
La première intention du Peintre est de faire que sur la superficie de son tableau, il paraisse un corps relevé et détaché de son fonds [...] Or, cette perfection de l’art vient de la dispensation juste et naturelle des lumières et des ombres, ce qu’on appelle le clair-obscur : de sorte que si un Peintre éparge les ombres où elles ont nécessaires, il se fait tort à lui-même, et rend son ouvrage méprisable aux connaisseurs, pour s’acquérir une fausse estime du vulgaire et des ignorants, qui ne considèrent que l’éclat du fard et du coloris, sans prendre garde au relief.
         
      Traité de la Peinture par P.M.Gault de Saint-Germain,
à Paris, chez Perlet, 1803.
       
  Cet extrait de la troisième conférence prononcée par John Opie à la « Royal Academy of Arts » de Londres est intéressant à plusieurs titres. Dans une atmosphère d’héllénomanie romantique, il cite les Anciens, tels Longin, Philostrate ou Pline pour défendre les Grecs et l’habileté de leur art. Il souligne à cette fin la perfection mimétique qu’ils ont pu atteindre et diffuse auprès de son auditoire une vision très idéalisée de l’art grec, qui n’a d’autre source que les écrits eux-mêmes.  
       
John Opie (1761-1807),
Conférence III : Du clair-obscur
 
“[...] and some have even gone as far as to assert, that the Greeks were, equally with their neighbours, ignorant of this fascinating branch of the art ; but for this calumny there appears not the shadow of a foundation : the work of their poets, orators, and philosophers abound with allusions to, and passages in the most lively manner describing its effects. Longinus observes, that if we place, in parallel lines on the same plane, a bright and an obscure colour, the former springs forward and appears much nearer the eye : this is the first and simplest effect of the laws of chiaroscuro. Philostratus also tells us that Zeuxis, Polygnotus, and Euphranor, were, above all things, attentive to shade happily their figures ; and hence it was, no doubt, that the paintings of Parrhasius were termed realities, being possessed of such a force of chiaroscuro as no longer to appear the imitations of things, but the things themselves. Agreeable to this is the observation of an ancient writer, that, in painting, the contours of objects should be blended with, and sometimes lost in, the shade ; for on this, joined to colouring, depend tenderness, roundness, and the similitude to truth. Nicias, the Athenian, is also praised by Pliny for his knowledge in this branch of the art. He preserved the lights and shades, and was particularly careful that his paintings should project from the canevas.”   « [...] certains sont même allés jusqu’à affirmer que les Grecs, à l’égal de leurs voisins, étaient ignorants de cette branche fascinante de l’art ; mais il n’y a pas l’ombre d’une fondation pour cette calomnie : dans les oeuvres de leurs poètes, de leurs orateurs et de leurs philosophes on trouve pléthore d’allusions et de passages décrivant de la manière la plus vivante ses effets. Longin observe que si l’on place en lignes parallèles sur un même plan une couleur claire et une couleur sombre, la première ressortira et apparaîtra beaucoup plus près de l’œil : ceci est le premier et le plus simple des effets des lois du clair-obscur. Philostrate nous dit aussi que Zeuxis, Polygnote et Euphranor étaient attentifs par dessus tout à ombrer harmonieusement leurs figures; c'est la raison pour laquelle, sans aucun doute, les peintures de Parrhasios étaient qualifiées de « réalités », étant possédées d’une telle force du clair-obscur qu’elles n’apparaissaient plus comme des imitations de choses, mais comme les choses elles-mêmes. Ceci nous est confirmé par l’observation d’un auteur ancien sur la nécessité, en peinture, de faire se fondre les contours des choses dans l’ombre ; car c’est de ceci - comme du coloris - que dépendent la tendresse, la rondeur et la similitude à la vérité. Nicias, l’Athénien, fait aussi l’objet des louanges de Pline pour ses connaissances dans cette branche de l’art. Il préservait les lumières et les ombres, et était particulièrement attentif à ce que ses peintures se projettent en dehors des toile. »
       
      in Ralph N. Wornum ed., Lectures on Painting by the Royal Academicians. Barry, Opie, Fuseli (London: Bohn, 1848) 299-300.
traduction originale C. Berget