Histoires

Couleurs

Techniques antiques

Esthétique

Ekphrasis

Oeil et vision

 
   

Usages des pigments

Tétrachromie et Monochromie

Ombre et lumière

Dessin - couleur

La question du blanc

Théories modernes des couleurs

Synesthésie

 
 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
 

 

 

 
 
 
   
                 
 
DESSIN- COULEUR
     
  Denys d’Halicarnasse, historien et critique littéraire grec du Ier siècle avant J.-C., expose l’existence de deux courants chez les peintres : c’est l’écho d’une dichotomie que l’on trouvait déjà chez Aristote qui se poursuit, entre le dessin, la ligne, et la couleur. Ce texte semble montrer que les jeux sur l’ombre et la lumière et l’emploi de couleurs « floridi » vont de pair. La réalité est sans doute plus complexe, puisqu’un peintre comme Nicias, dont Pline souligne le souci de rendre l’ombre et la lumière, est aussi un défenseur des couleurs austeri.  
         
Denys d’Halicarnasse (Ier siècle av. J.-C.),
Isée, 4
   
  On possède des peintures anciennes dont le coloris est travaillé avec la plus grande simplicité et qui, dans les tonalités, ne présentent aucune variété ; mais les lignes sont dessinées à la perfection, prêtant à ces œuvres un grand charme. Cette pureté du dessin s’est peu à peu perdue ; sa place fut prise par une technique plus savante, par une différenciation adroite de la lumière et de l’ombre et par toutes les ressources de ce riche coloris auquel ces peintures doivent leur effet.
         
      traduction d’A.Reinach, La Peinture ancienne, 1921; Macula 1985
         
Pétrone (Ier siècle ap. J.-C.),
Satyricon, §83
   
Omnes circuivi porticus], in pinacothecam perveni, vario genere tabularum mirabilem : nam et Zeuxidos manus vidi, nondum vetustatis iniuria victas, et Protogenis rudimenta cum ipsius naturae veritate certantia, non sine quodam horrore tractavi. Jam vero Apellis quam [Graeci] monochromon appellant, etiam adoravi. Tanta enim subtilitate extremitates imaginum erant ad similitudinem praecisae, ut crederes etiam animorum esse picturam. Hinc aquila ferebat caelo sublimis Idaeum, illinc candidus Hylas repellebat improbam Naida. Damnabat Apollo noxias manus lyramque resolutam modo nato flore honorabat.   En parcourant les portiques, j’arrivai à une galerie de peinture, ornée de divers tableaux très remarquables : car j’en vis de la main de Zeuxis qui résistaient encore à l’injure du temps, et je n’osai toucher qu’avec un frissonnement religieux des ébauches de Protogène, qui disputaient de vérité avec la nature même. Bientôt aussi je me prosternai devant de ces grisailles d’Apelle (ce que les Grecs appellent monochrome). Les contours des figures étaient dessinés avec un art qui leur donnait une telle exactitude que l’on eût cru que le peintre avait trouvé le secret de les animer.
       
      traduction d’A.Reinach, La Peinture ancienne, éd.1921; Macula 1985
       
Pline,
Histoire naturelle, Livre XXXV, § 67 et 68
   
Confessione artificum in liniis extremis palmam adeptus. haec est picturae summa suptilitas. Corpora enim pingere et media rerum est quidem magni operis, sed in quo multi gloriam tulerint; extrema corporum facere et desinentis picturae modum includere rarum in successu artis invenitur. Ambire enim se ipsa debet extremitas et sic desinere, ut promittat alia et post se ostendatque etiam quae occultat. Hanc ei gloriam concessere Antigonus et Xenocrates..   De l’aveu des artistes, il [Parrhasius] a remporté la palme pour les contours. C’est dans la peinture l’habileté suprême : rendre, en peignant les corps, le milieu des objets, c’est sans doute beaucoup, mais c’est ce en quoi plusieurs ont réussi ; au lieu que faire les extrémités des corps, bien terminer le contour de la peinture finissante, se trouve rarement exécuté avec succès ; car l’extrémité doit tourner et finir de façon à promettre autre chose derrière elle, et à faire voir même ce qu’elle cache. Tel est le mérite que lui ont accordé Antigone et Xénocrate, qui ont écrit sur la peinture.
         
      Edition Nisard, édition J.J.Dubochet, 1850
       
  Pour Alberti, peindre, c’est d’abord circonscrire, et composer ; puis, c’est l’art du modelé – l’art de distribuer les ombres et les lumières, de façon à « sculpter » les figures. Il s’agit d’abord de « tracer les contours » et de « délimiter les surfaces » avec exactitude, puis, par un jeu subtil d’ombre et de lumière, de traduire la tridimensionnalité des objets représentés. La couleur n’existe pas sans la lumière, le noir et blanc (car « si la lumière meurt, la couleur meurt également) ; elle est donc seconde, et subordonnée au dessin.  
 
L.B. Alberti
De Pictura, 1435
De la statue et de la peinture, traités de L.B.Alberti
   
§ 46. […] Albumque et nigrum colores eos esse quibus lumina et umbras in pictura exprimamus. Caeteros vero colores tamquam materiam haberi, qubus luminis et umbrae alterationes adigantur. Ergo, caeteris omissis, explicandum est quonam pacto sit pictori albo et nigro utendum.   … Le noir et le blanc sont les couleurs avec lesquelles nous exprimons en peinture le clair et l’obscur, tandis qu’on tient les autres couleurs pour la matière à laquelle s’ajoutent les alternatives de la lumière et de l’ombre. Mettant toute autre chose à part, il faut donc expliquer de quelle manière le peintre doit se servir du blanc et du noir.
         
§ 48. Velim genera colorum et species, quoad id fieri possit, omnes in pictura quadam cum gratia et amenitate spectari. Gratia quidem tunc extabit cum exacta quadam diligentia colores iuxta coloribus aderunt […] Nam ea quidem coniugatio colorum et vetustatem a varietate et pulchritudinem a comparatione illustriorem referet. Atqui est quidem nonnulla inter colores amicitia ut iuncti alter alteri gratiam et venustatem augeat.   Je voudrais qu’en peinture tous les genres et les espèces des couleurs apparussent, autant que possible, munies d’une certaine grâce et d’une certaine douceur. Et vraiment il y aura de la grâce alors que les couleurs seront juxtaposées avec une exacte habileté(…) Car un tel assemblage procure, grâce à la variété, un grand charme, et grâce au contraste, une plus grande beauté.
         
  « Ita natura omnes aperta et clara amamus » : « Nous aimons par nature tout ce qui est ouvert et lumineux », écrit Alberti dans le De Pictura ; c’est pour cette raison même que, en se recommandant des Anciens, il demande aux peintres un usage parcimonieux du blanc : en effet, « le peintre n’a rien d’autre que la couleur blanche pour représenter l’éclat extrême des des surfaces les plus polies »  
         
§ 47. Neque facile dici potest quantam esse pporteat ditrbuendi albi in pictura parsimoniam atque modum ; Hinc solitus erat Zeuxis pictores redarguere, quod nescirent quid esset nimis. Quod si vitio indulgendum est, minus redarguendi sunt qui nigro admodum profuse, quam qui albo Paulum intemperanter utantur. Natura enim ipsa indies atrum et horrendum opus usu pingendi odisse discimus, continuoque quo plus intelligimus.   Il est difficile de dire avec quelle modération et quelle mesure il faut répartir le blanc dans la peinture. Sur cette question Zeuxis avait l’habitude de remontrer aux peintres qu’ils ne savaient pas ce que signifiait « trop ». Mais s’il faut passer sur une faute, il faut moins reprendre ceux qui usent du noir à profusion, que ceux qui utilisent le blanc avec une certaine intempérance. Nous apprenons de la nature même à exécrer, dans la pratique de la peinture, les œuvres noires et horribles.
         
      traduits par Claudius Popelin, à Paris, chez Lévy, 1869.
Léonard de Vinci,
Traité de la Peinture
 
Chap 131
Bien que le mélange des couleurs l’une avec l’autre soit d’une étendue presqu’infinie, je ne laisserai pas pour cela d’en toucher ici légèrement quelque chose. Etablissant premièrement un certain nombre de couleurs simples pour servir de fondement, et avec chacune d’elles, mêlant chacune des autres une à une, puis deux à deux, puis trois à trois ; poursuivant ainsi jusques au mélange entier de toutes les couleurs ensemble ; puis je recommencerai à mêler ces couleurs deux à deux, et trois à trois, et puis quatre à quatre, continuant ainsi jusqu’à la fin ; sur ces deux couleurs on en mettra trois […] or, j’appelle couleurs simples, celles qui ne sont point composées, et ne peuvent être faites ni suppléées par aucun mélange des autres couleurs. Le noir et le blanc ne sont point comptées entre les couleurs, l’un représentant les ténèbres, et l’autre le jour ; c’est-à-dire, l’un étant une simple privation de lumière, et l’autre la lumière même, ou primitive ou dérivée. Je ne laisserai cependant pas d’en parler, parce que dans la Peinture il n’y a rien de plus nécessaire et qui soit plus d’usage, toute la Peinture n’étant qu’un effet et une composition des ombres et des lumières, c’est-à-dire de clair et d’obscur. Après le noir et le blanc vient l’azur, puis le vert ou le tanné, ou l’ocre de terre d’ombre, après le pourpre ou le rouge, qui font en tout huit couleurs : comme il n’y en a pas davantage dans la nature, je vais parler de leur mélange. Soient premièrement mêlées ensemble le noir et le blanc, puis le noir et le jaune, et le noir et le rouge, ensuite le jaune et le noir, et le jaune et le rouge.
 

Chap. 84
Un corps qui renvoie la lumière sur un autre corps ne lui communique pas sa couleur telle qu’il l’a lui-même ; mais il se fait un mélange de plusieurs couleurs, s’il y en a plusieurs qui soient portées par des reflets dans un même endroit […].

 

Chap 101
La teinte de l’ombre, de quelque couleur que ce soit, participe toujours à la couleur de son objet, et cela plus ou moins, selon qu’il est ou plus proche ou plus éloigné de l’ombre, et à proportion aussi de ce qu’il y a plus ou moins de lumière[...].
 
Chap 104
L’ombre du blanc, éclairé par le soleil et par l’air, a sa teinte tirant sur le bleu, et cela vient de ce que le blanc de soi n’est pas proprement une couleur, mais le sujet des autres couleurs[...].
 
      Traité de la Peinture par P.M.Gault de Saint-Germain,
à Paris, chez Perlet, 1803.
       
  Dans l’évocation systématique des couleurs qu’il propose dans ce Dialogue, Dolce enrichit son propos d’une approche quasiment anthropologique : croisant textes et étymologies avec des remarques d’ordre empirique, il anticipe en quelque sorte les débats sur la dénomination de la couleur et la nécessité d’un histoire culturelle de cette notion.  
   
Dolce 1557
Dialogue sur les couleurs
 
   
-Cornelio - Je commencerai d’abord par la couleur que les Latins qualifient de carerulus. La nature semble en jouir principalement, puisqu’elle a voulu donner au ciel cette espèce de couleur la plus gaie […] ce bleu me rappelle le caesius […] car il faut savoir que les Anciens [...] attribuèrent cette couleur au ciel. Mais ils se trompèrent manifestement, car ces deux mots s’écrivent en latin avec la même diphtongue. Cette couleur ne diffère sans doute pas du bleu céruléen, comme le prouve l’autorité de Cicéron […] mais les Anciens parlèrent seulement d’yeux caesi, lesquels doivent avoir une certaine splendeur, mais être horribles à voir. Je pense que […] caesius vient du mot latin caedes, ou meurtre : ainsi celui dont les yeux pers semblent menacer autrui de mort. […] les Grecs qualifient cette couleur de glaukos, et les Latins reprirent ce mot pour leur usage. Il possède un sens plus large […] Virgile la loue à travers les chevaux qu’il qualifie de glauques. La langue commune italienne les appelle, quant à elle, bais […]  
   
      ***Venise 1735  
   
  Du récit des anecdotes des raisins de Zeuxis, des chevaux d’Apelle, du rideau de Parrhasios, - puis de l’éponge de Protogène, Dolce tire prétexte pour faire l’éloge du « colorito » :    
   
Dolce 1557,
Dialogue de la peinture
 
   
-Non fu adunque la lode del Pittore, ma del caso. -Questo serve alla molta cura, che ponevano gli antichi nel colorire, perche le cose loro imitassero il vero. E certo il colorito è di tanta importanza e forza, che quando il Pittore va imitando bene le tinte e la morbidezza delle carni, e la proprietà di qualunque cosa, fa parer le sue Pitture vive, e tali, che lor non manchino altro, che’l fiato.   -Francesco Fabrini –Donc ce n’est pas habileté dans le peintre, mais pur hasard ? -L’Arétin –Cela montre le grand soin qu’avaient les Anciens à bien colorer, afin que leurs ouvrages imitassent le vrai. Il est certain que le coloris est de si grande importance, et a tant de force, que, quand le peintre imite bien les teintes, le tendre des chairs, et la propriété de chaque chose, telle qu’elle soit, il fait paraître ses peintures animées, et telle qu’il ne lui manque plus que la respiration.  
         
      ***Venise 1735  
         
  Peintre et graveur amateur, collectionneur d’estampes, de Piles (1635-1709) se pose dès 1668 en rival de Félibien, dans le domaine de la théorie de l’art. En 1673, il publie un Dialogue sur le coloris, qui le place d’emblée au cœur du débat entre partisans du dessin et de la couleur – qui va devenir la querelle entre poussinistes et rubénistes. Dans le Cours de Peinture par principes, publié un an avant la mort de son auteur, J.Thuillier voit « « l’effort majeur dû à l’homme le plus compétent du moment, pour exposer les problèmes de la peinture telle qu’on la comprend à la fin du règne de Louis XIV ». Il y développe en particulier une théorie très neuve du coloris, qui contribue de façon déterminante à l’harmonie du tableau, et recourt à l’histoire du sculpteur aveugle pour fonder sa thèse de la prééminence du coloris sur le dessin, cet art quasi tactile – dans la peinture, l’art de la vue et de lumière par excellence.    
   
Roger de Piles, 1708
Cours de peinture par principes
 
   

En construction

 
         
         
         
  Dans sa première conférence prononcée à la Royal Academy de Londres en 1801, le peintre d'origine suisse Johann Heinrich Füssli (1741-1825) proposa un exposé historique de l'art antique. Après avoir situé les origines de la peinture dans l'écriture, et par conséquent dans le dessin, il se démarque de la querelle qui avait opposé les coloristes et les poussinistes pendant plus d'un siècle. Dépassant même l'approche néo-classique, il retrace une évolution graduelle du dessin à la couleur, pour terminer par la louange de la polychromie grecque.    
   
Johann Heinrich Füssli (1741-1825),
Conférence I : De l'art antique
 
       
The first essays of the art were skiagrams, simple outlines of a shade, similar to those which have been introduced to vulgar use by the students and parasites of physiognomy, under the name of silhouettes, without any other addition of character or feature but what the profile of the object thus delineated could afford. The next step of the art was the monogram, outlines of figures without light or shade, but with some addition of the parts within the outline and from that to the monochrom, or paintings of a single colour on a plane or tablet, primed with white, and then covered with what they called punic wax, first amalgamated with a tough, resinous pigment, generally of a red, sometimes dark brown, or black colour. In or rather through this thin inky ground, the outlines were traced with a firm but pliant style, which they called cestrum: if the traced line happened to be incorrect or wrong, it was gently effaced with the finger or with a sponge, and easily replaced by a fresh one. When the whole design was settled, and no farther alteration intended, it was suffered to dry, was covered, to make it permanent, with a brown encaustic varnish, the lights were worked over again, and rendered more brilliant with a point still more delicate, according to the gradual advance from mere outlines to some indications, and, at last, to masses of light and shade, and from those to the superinduction of different colours, or the invention of the polychrom, which, by the addition of the pencil to the style, raised the mezzotinto or stained drawing to a legitimate picture, and at length produced that vaunted harmony, the magic scale of Grecian colour.   Les premières tentatives dans cet art [la peinture] furent les "skiagrammes," de simples contours d'une ombre, semblables à ceux dont les étudiants et les parasites de la physionomie font un usage courant sous la nom de silhouettes, sans aucun autre ajout de figure ou de trait que celui du profil de l'objet dessiné. L'étape suivante de l'art fut le "monogramme," ou la délimitation des contours de figures sans lumière ni ombre mais avec l'addition de certaines parties à l'intérieur de ces contours; de là on passa au "monochrome" ou peinture d'une seule couleur sur une surface plane ou sur une tablette apprêtée au blanc, puis enduite de qu'on appelait la cire punique, d'abord mélangée à un pigment résineux solide, le plus souvent de couleur rouge, parfois brun sombre ou noir. Dans ou plutôt à travers cette couche très foncée, les contours étaient tracés à l'aide d'un stylet ferme mais souple qu'on appelait "cestre;" s'il advenait que la ligne soit mal tracée ou fautive, on l'effaçait délicatement avec le doigt ou avec une éponge et on la remplaçait par une couche fraîche. Quand le dessin était terminé et qu'aucune autre altération n'était envisagée, on le laissait sécher et on l'enduisait, afin de le fixer, d'un vernis à l'encaustique; les lumières étaient alors travaillées de nouveau et rendues plus brillantes à l'aide d'une pointe plus fine selon une progression graduelle des simples contours à certains détails et enfin aux masses d'ombre et de lumière et de là, par l'ajout de diverses couleurs, on en vint à l'invention du "polychrome" qui, par l'ajout du pinceau au stylet éleva le dessin en demi-teintes, ou dessin ombré, au rang de peinture véritable et finalement produisit cette harmonie tant vantée, cette gamme magique de coloris grecque.  
         
      in Ralph N. Wornum ed., Lectures on Painting by the Royal Academicians. Barry, Opie, Fuseli (London: Bohn, 1848) 350-351. traduction originale I. Baudino