Byzance et Moyen-âge
Oubli de l’antique. Apelle reste durant le Moyen-Âge le paradigme du peintre et apparaît dans les éloges d’artistes comme terme de comparaison de plus en plus rhétorique. Au XIIè siècle, le moine germanique Théophile, dans ses Schedula diversum artorum, dont un des trois livres traite de l’art de la peinture, retransmet certaines techniques picturales directement issues de l’Antiquité ou plus exactement des écrits de Pline, très copiés au Moyen-Âge. On reprend des motifs iconographiques antiques certes (réutilisés afin d’illustrer des idées chrétiennes) mais surtout à partir des mosaïques des monuments romains et paléochrétiens. On trouve des échos de peintures antiques, cependant, dans des églises et des cryptes autour de 1100 à Rome, parce que c’est l’époque où les fouilles que mènent les moines bénédictins du Mont Cassin s’intensifient. Pourtant, l'Occident comme l'Orient s'éloignent considérablement de la Grèce antique jusqu'au XIIIe siècle. L’art byzantin ne se souvient que d’un hellénisme diffus et s’il convoque dans la peinture des motifs dits « de genre » (faune, flore, chasses…) il les emprunte plus directement à l’art islamique profane. Les temples grecs d'Athènes sont transformés en églises et les pèlerins occidentaux se rendant à Jérusalem ne font que passer par l'archipel grec: ils ne s'arrêtent pas, en chemin vers les saintes reliques, pour considérer les restes d'une civilisation païenne...
En Italie, contre Byzance. Un tournant s’opère au XIIIe
siècle. C’est aux Duecento et Trecento en Italie que
se noue un débat autour de l’art byzantin opposé à la
peinture grecque antique : on estime que la « grossa/cattiva
maniera graeca », la mauvaise manière grecque de peindre
, c'est-à-dire le style byzantin de la Grèce moderne,
s’est substitué à la « buona maniera graeca »,
antique. Cette façon de dénigrer l’art grec moderne
est en germe chez Pétrarque, avec pour corollaire la détestation
des Byzantins qui non seulement sont incapables d’imiter convenablement
leurs prédécesseurs, mais se rendent en plus coupables
de thésauriser les vestiges du monde grec antique. La peinture
qui "commence" avec Cimabue et Giotto, est dite latine
et nouvelle dans la réécriture de l’histoire
que sont les Vies de Vasari, parce qu'elle ressuscite la manière
grecque "antique", contre la manière grecque "moderne" (l’idée
se trouvait déjà, toutefois, dans Libro dell’arte
(1420) de Cennino Cennini). Vasari pense même que c’est à cause
de la manière grecque moderne que la peinture occidentale,
durant le Moyen-Âge, s’est éloignée du
beau et de la Nature. Les Commentari de Ghiberti (1447), eux, laissaient
entendre qu’à travers la manière moderne, on
pouvait retrouver, partiellement, la manière ancienne. Paradoxalement
donc, les pré-Renaissances et Renaissance italiennes sont
le résultat d’un double mouvement : la réaction
antibyzantine d'une part, et la progressive, la puissante hellénisation
de l’art.
Diffusion de l’ekphrasis et archéologie. Pourtant, Byzance
joue un rôle décisif dans la diffusion des modèles
picturaux antiques, à travers la culture de l’ekphrasis
qui, venue des Eikones de Philostrate, est amplement illustré par
une école de rhéteurs byzantins, l’Ecole de Gaza.
Deux de ses membres sont particulièrement prolifiques en ekphraseis
(rédigées sous forme de poèmes et d’épigrammes)
: Manuel Philès, né vers 1375, et Johannes Eugenikos,
de Trébizonde. C’est notamment le savant byzantin Manuel
Chrysoloras, venu en Italie pour enseigner le grec, qui introduit
en Occident à la fin du XIVe siècle la pratique de
l’ekphrasis. Celle-ci apparaît aussitôt comme un
exercice essentiel de la rhétorique, d’autant plus que
cette diffusion (par le biais de l’humaniste italien Guarino
da Verona) s’accompagne aussi de la révélation
au début du XVe des textes antiques qui la pratiquaient, comme
les Dialogues satiriques de Lucien. Cet apport contribue à helléniser
profondément la culture occidentale, ce qui conduit les Italiens à inventer
l’archéologie. Pour retrouver le monde antique et les
peintures dont parlent ses auteurs, les Latins élaborent l’idée
de la fouille. Les figures marquantes de cette nouvelle démarche
sont le moine florentin Cristoforo Buondelmonti et le marchand Cyriaque
d'Ancône, né vers 1392. Le premier entreprend une cartographie
de l'archipel grec tandis que le second s'emploie à de véritables
recherches et études archéologiques entre 1434 et 1448,
en emportant avec lui les Histoires naturelles de Pline. On ignore
cependant si Cyriaque évoque la polychromie, car ses Antiquarum
rerum commentaria sont perdus, à l'exception de quelques dessins
dénués de mise en couleur.
A la Renaissance
Apelle. Apelle demeure aux Quattro et Cinquecento le paradigme du Peintre, alliant virtuosité et science – d’autant plus qu’il ne reste aucune oeuvre de lui, ce qui le rend plus aisément « manipulable » en fonction des fantasmes esthétiques en vigueur. C’est cette image de l’artiste à la fois total et indépendant, libéré de son statut d’artisan, inégalable non seulement par son savoir-faire, mais aussi par son invention et son savoir, qui plaît particulièrement à la Renaissance. Son savoir-faire : cette façon qui l’a rendu célèbre de tracer des lignes irréprochables, à laquelle Vasari compare la façon de tracer des cercles de Giotto, ou bien encore son invention du vernis ; son savoir : la géométrie, l’arithmétique, sciences qu’Apelle, raconte-t-on, aurait même exposées dans un traité. C’est là un ensemble idéal de compétences très proche de celui de Léonard. Alberti et Ghiberti s’intéressèrent ainsi de près à Apelle, en particulier à ses lignes proverbialement fines, ce qui remotivait le débat ligne/couleur dans une Renaissance très sensible à ce qui pouvait faire prévaloir l’Idée, le programme et le dessin/dessein sur la réalisation chromatique. Apelle passe même pour un géomètre à qui l’on doit les prémices de la perspective.
De fait, Apelle est à la Renaissance le point de comparaison topique pour évoquer la grande peinture. Erasme le cite en analogie avec Dürer, et Titien, qui peint en 1520 une Vénus anadyomène à partir d’une ekphrasis d’un tableau d’Apelle, est qualifié à Venise d’ « altero Apelle », tout comme Giorgione, que l’on glorifie pour sa palette limitée aux rouge, blanc et noir. Tiepolo fait même le portrait du peintre. Mais aucun peintre de la Renaissance, ni Botticelli, ni Titien, Giorgione ou Tiepolo ne se soucient de la tétrachromie des Anciens (Alberti, par exemple, ne considère pas le noir et le blanc comme des couleurs). Les ekphraseis des tableaux d’Apelle constituent un répertoire de motifs qu'illustrent des artistes tels que Botticelli, Mantegna, Raphaël, Dürer. Alberti s’en fait le relais dans le De Pictura (1435), rapportant une ekphrasis de La Calomnie du peintre par Lucien.
Archéologie. Du strict point de vue archéologique, si la Renaissance redécouvre avec ardeur l’art antique, c’est pourtant la sculpture et l’architecture plutôt que la peinture qu’elle apprend à connaître réellement. La mise au jour au début des années 1480 de la Domus Aurea de Néron, à Rome, qui révèle l’art de ce que l’époque appela les « grotesques » - pèse moins (en tout cas du point de vue de la peinture) dans l’imaginaire contemporain que la découverte du Laocoon (1506) et de l’Apollon du Belvédère. Cependant, le catalogue de ces grotesques – qui ne se réduisent pas aux arabesques mais comprennent de véritables scènes historiées – que certains érudits, tels Serlio ou Lomazzo, entreprennent au 16e siècle, ont un réel impact sur les peintres contemporains. Ainsi, des motifs mythologiques comme l’enlèvement d’Europe, Persée et Andromède, Narcisse, connaissent une fortune importante aux 16e et 17e siècles – il reste que ce répertoire iconographique provient aussi des sarcophages et des mosaïques.
Survivances iconographiques. Globalement, trois motifs iconographiques ont une fortune importante à la Renaissance, venus soit d’ekphraseis, soit de répliques d’œuvres antiques, soit de fresques et bas-reliefs conservés: la « Caritas romaine », scène où le fils Pela sauve son père Miron, issue d’une ekphrasis de Valère Maxime (30 après J.-C.) ; la toilette de Vénus, qui figure dans des maisons pompéiennes, mais aussi parmi les ekphraseis de Pline, et que l’on retrouve dans des dessins de Raphaël. Enfin, le motif de la mort de Laocoon, que Lippi par exemple peint dans les années 1490 (Offices, Florence), avant la découverte de la statue : il en avait sûrement vu une reproduction, de nombreuses fresques ayant illustré la scène.
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