Histoires

Couleurs

Techniques antiques

Esthétique

Ekphrasis

Oeil et vision

 
   

Introduction

La mimésis

Floridi / austeri

Via compendiaria

La question de la perspective

Couleur et rhétorique, poésie et peinture

La conception antique de l’art vue par les modernes

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
     
   
                 
 
PEINTURE-POESIE
 
  Plutarque, dans De Gloria Atheniensium, 111, 346f-347c, attribue à Simonide la première comparaison entre peinture et poésie . Avant Plutarque, Lucien (Les images, 8) considérait déjà Homère comme « le meilleur des peintres » – supérieur même à Apelle et Euphranor. La Poétique d’Aristote et l’Art Poétique d’Horace fournissent les deux sources textuelles majeures à la théorie du « ut pictura, poesis », ou théorie « des deux sœurs » qui se développe à la Renaissance et à l’âge classique ; ces œuvres proposent en effet une analogie entre poésie et peinture, construite autour d’objets idéaux communs, l’invention ou licence poétique, et l’histoire : « Le principe, et si l’on peut dire, l’âme de la tragédie, c’est l’histoire ; les caractères viennent en second ; en effet c’est à peu près comme en peinture… » (Poétique, VI, 50a). « Les peintres et les poètes ont toujours eu un égal droit d’oser tout ce qu’ils voulaient ; nous le savons, et c’est là une licence que tour à tour nous réclamons et concédons » (Art poétique, v. 9-12)
Si la mise en concurrence des deux arts est souvent sensible dans la pratique littéraire de l’ekphrasis, les œuvres rhétoriques à partir du Ier siècle av. J.-C. ont utilisé cette comparaison traditionnelle pour le conflit qui divisait les « atticistes » et les « asianistes ». Ainsi l’opposition dessin-couleur (née dans le monde grec), qui divise les avis sur la peinture, fait-elle écho chez ces rhéteurs du monde romain à l’opposition entre un style sobre et dense comme celui d’un Sénèque et un style « fleuri » comme celui d’un Pline le Jeune, multipliant les images et les figures de style.
 
 
Aristote
Poétique ***
         
Il n’y a point de tragique qui n’emploie ces six parties, et qui n’ait spectacle ou représentation, fable, mœurs, pensées, paroles, chant ; mais de ces partie, la plus importante est la composition de l’action. Car la tragédie est l’imitation non des hommes, mais de leurs actions, de leur vie, de ce qui fait leur bonheur ou leur malheur. Car le bonheur de l’homme est dans l’action. La fin même est action et n’est pas qualité. La qualité fait que nous sommes tels ou tels, mais ce sont les actions qui font que nous sommes heureux, ou que nous ne le sommes pas. Les poètes tragiques ne composent donc point leur action pour imiter le caractère ou les mœurs ; ils imitent les mœurs pour produire l’action : l’action est donc la fin de la tragédie. Or en toute chose la fin est ce qu’il y a de plus important. Sans action, il n’y a point de tragédie : il peut y en avoir sans mœurs. La plupart de nos pièces modernes n’en ont point. C’est même le défaut assez ordinaire des poètes comme des peintres. Zeuxis était fort inférieur à Polygnote en cette partie. Celui-ci excellait dans la peinture des mœurs : on n’en voit point dans la peinture de Zeuxis. […]
L’action est donc la base, l’âme de la tragédie, et les mœurs n’ont que le second rang. Elles sont à l’action ce que les couleurs sont au dessin : les couleurs les plus vives répandues sur une table feraient moins d’effet qu’un simple crayon qui donne la figure.
       
      Traduction par Ch. Batteux
Paris, J.Delalain et fils, 1874
         
Horace,
Art poétique
         
V 361- 365
Ut pictura poesis. Erit quae, si propius stes,
Te capiat magis, et quaedam, si longius abstes ;
Haec amat obscurum, volet haec sub luce videri,
Iudicis argentum quae nin formidat acumen ;
Haec placuit semel, haec deciens repetita placebit.
  Une poésie est comme une peinture. Il s’en trouvera une pour te séduire davantage si tu te tiens plus près, telle autre, si tu te mets plus loin. L’une aime l’obscurité, une autres voudra être vue en pleine lumière, car elle ne redoute pas le regard perçant du critique ; certaines ne font plaisir qu’une fois, d’autres, reprises dix fois, font toujours plaisir»
     
      Cité p.13, note 15, dans R.W.Lee, Ut Pictura Poesis,
Macula 1991. (5 lignes)
 
  Le parallèle entre poésie et peinture est récurrent dans les textes anciens – qu’il s’agisse de faire l’éloge de ces deux arts, ou, au contraire, d’en dénigrer la faculté illusionniste (Platon). Ainsi, Cicéron reprendra-t-il à son compte l’anecdote de la Chimère de Zeuxis, qui fournit à sa conception de l’art rhétorique un modèle de mimesis propre à valoriser la création poétique.  
 
Platon,
République, 601a-b
  Socrate – […] Un peintre, disions-nous, fera un portrait ressemblant du cordonnier, sans rien entendre au métier de cordonnier […] De même, dirons-nous, le poète sait si bien par une couche de mots et d’expressions figurées donner à chaque art, sans y rien entendre, sinon comme imitateur, les couleurs qui lui conviennent, que […] son discours, soutenu par la mesure, du nombre et de l’harmonie, persuade à ceux qui l’entendent et qui ne jugent que sur les vers, qu’il est parfaitement instrit des choses dont il s’agit ; tant il y a naturellement de charme dans la poésie ! car tu sais je pense, quelle figure ont les verres, quand on leur ôte ce coloris qu’ils empruntent et qu’ils sont réduits à eux-mêmes. […]
       
      Traduction Victor Cousin, 1822
 
Cicéron,
De Inventione II (1- 3)
     
Crotoniatae quondam, cum florerent omnibus copiis et in Italia cum primis beati umerarentur, templum Iunonis, quod religiosissime colebant, egregiis picturis locupletare voluerunt. Itaque Heracleoten Zeuxin, qui tum longe ceteris excellere pictoribus existimabatur, magno pretio conductum adhibuerunt. Is et ceteras conplures tabulas pinxit, quarum nonnulla pars usque ad nostram memoriam propter fani religionem remansit, et, ut excellentem muliebris formae pulchritudinem muta in se imago contineret, Helenae pingere simulacrum velle dixit; quod Crotoniatae, qui eum muliebri in corpore pingendo plurimum aliis praestare saepe accepissent, libenter audierunt. putaverunt enim, si, quo in genere plurimum posset, in eo magno opere elaborasset, egregium sibi opus illo in fano relicturum. Neque tum eos illa opinio fefellit. Nam Zeuxis ilico quaesivit ab iis, quasnam virgines formosas haberent.
Illi autem statim hominem deduxerunt in palaestram atque ei pueros ostenderunt multos, magna praeditos dignitate. Etenim quodam tempore Crotoniatae multum omnibus corporum viribus et dignitatibus antisteterunt atque honestissimas ex gymnico certamine victorias domum cum laude maxima rettulerunt. Cum puerorum igitur formas et corpora magno hic opere miraretur: 'Horum,' inquiunt illi, 'sorores sunt apud nos virgines. Quare, qua sint illae dignitate, potes ex his suspicari'. 'Praebete igitur mihi, quaeso,' inquit, 'ex istis virginibus formonsissimas, dum pingo id, quod pollicitus sum vobis, ut mutum in simulacrum ex animali exemplo veritas transferatur.' Tum Crotoniatae publico de consilio virgines unum in locum conduxerunt et pictori quam vellet eligendi potestatem dederunt. Ille autem quinque delegit; quarum nomina multi poëtae memoriae prodiderunt, quod eius essent iudicio probatae,
qui pulchritudinis habere verissimum iudicium debuisset. Neque enim putavit omnia, quae quaereret ad venustatem, uno se in corpore reperire posse ideo, quod nihil simplici in genere omnibus ex partibus perfectum natura expolivit. Itaque, tamquam ceteris non sit habitura quod largiatur, si uni cuncta concesserit, aliud alii commodi aliquo adiuncto incommodo muneratur.
  Les Crotoniates, au comble de la prospérité et comptés parmi les peuples les plus opulents de l’Italie, voulurent jadis décorer de peintures sans pareilles leur temple d’Héra, qu’ils entouraient du culte le plus pieux. Ils songèrent à Zeuxis d’Hérakléia, estimé de beaucoup supérieur à tous les peintres de son siècle, et le firent venir à grands frais. Zeuxis exécuta plusieurs tableaux dont quelques-uns nous ont été conservés grâce à la vénération dont le temple était l’objet ; mais, pour représenter en une muette image l’idéal de la beauté féminine, il voulut peindre une Hélène. Cette intention charma les Crotoniates qui avaient maintes fois entendu vanter l’incontestable maîtrise de l’artiste en un pareil sujet ; car, pensaient-ils, si Zeuxis, dans le genre où il excelle, s’applique de son mieux, il enrichira notre temple d’un chef-d’œuvre incomparable.
Leur attente ne fut point trompée. Zeuxis leur demanda aussitôt quelles belles jeunes filles se trouvaient à Crotone : on le conduisit d’abord au gymnase et on lui montra de nombreux jeunes gens de la plus pure beauté … Comme il admirait vivement en eux la grâce et les proportions : « Nous avons ici, lui dit-on, leurs sœurs encore vierges : tu peux, en voyant leurs frères, te faire une idée de leur beauté. - Présentez-moi donc, s’il vous plaît, dit Zeuxis, les plus belles de ces jeunes filles à titre de modèles pour le tableau promis : c’est ainsi que je pourrai faire passer dans une peinture inanimée la vivante vérité de la nature. »
Alors, par une décision officielle, les Crotoniates réunirent les jeunes filles en un seul lieu, et autorisèrent le peintre à choisir librement parmi elles. Il n’en retint que cinq, dont maint poète nous a transmis les noms pour avoir obtenu les suffrages du maître le plus capable d’apprécier la beauté, car il ne crut pas pouvoir découvrir en un modèle unique tout son idéal de la beauté parfaite, parce qu’en aucun individu la nature n’a réalisé la perfection absolue. La nature, comme si elle craignait de ne pouvoir doter tous ses enfants en prodiguant tout au même, vend toujours ses faveurs au prix de quelque disgrâce.

       
      traduction d’A. Reinach, 1921; Macula 1985
 
Cicéron,
Brutus, 70
 
Quis enim eorum qui haec minora animadvertunt non intellegit Canachi signa rigidiora esse quam ut imitentur veritatem? Calamidis dura illa quidem, sed tamen molliora quam Canachi; nondum Myronis satis ad veritatem adducta, iam tamen quae non dubites pulchra dicere;
pulchriora Polycliti et iam plane perfecta, ut mihi quidem videri solent. Similis in pictura ratio est: in qua Zeuxim et Polygnotum et Timanthem et eorum, qui non sunt usi plus quam quattuor coloribus, formas et liniamenta laudamus; at in Aetione Nicomacho Protogene
Apelle iam perfecta sunt omnia.
  « Qui en effet parmi ceux qui tiennent compte de ces sujets mineurs ne comprend pas que les statues de Canachus sont trop raides pour reproduire le vrai[…]. Même règle en peinture : Zeuxis, Polygnote et Timanthe et les artistes qui se sont limités à quatre couleurs font l’objet de nos louanges pour les formes et le dessin mais chez Aétion, Nicomaque, Protogène, Apelle, désormais tout est parfait ».
       
     

traduction d’Agnès Rouveret, in Histoire et imaginaire de la peinture ancienne, 5 lignes

     
Quintilien,
Institution oratoire, Livre XII,10.
   
Superest ut dicam de genere orationis. Hic erat propositus a nobis in diuisione prima locus tertius: nam ita promiseram, me de arte, de artifice, de opere dicturum. Cum sit autem rhetorices atque oratoris opus oratio pluresque eius formae, sicut ostendam, in omnibus iis et ars est et artifex, plurimum tamen inuicem differunt: nec solum specie, ut signum signo et tabula tabulae et actio actioni, sed genere ipso, ut Graecis Tuscanicae statuae, ut Asianus eloquens Attico. Suos autem haec operum genera quae dico ut auctores sic etiam amatores habent, atque ideo nondum est perfectus orator ac nescio an ars ulla, non solum quia aliud in
alio magis eminet, sed quod non una omnibus forma placuit, partim condicione uel temporum uel locorum, partim iudicio cuiusque atque proposito.
Primi quorum quidem opera non uetustatis modo gratia uisenda sint clari pictores fuisse dicuntur Polygnotus atque Aglaophon, quorum simplex color tam sui studiosos adhuc habet ut illa prope rudia ac uelut futurae mox artis primordia maximis qui post eos extiterunt auctoribus praeferant, proprio quodam intellegendi, ut mea opinio est, ambitu. Post Zeuxis atque Parrhasius non multum aetate distantes circa Peloponnesia ambo tempora (nam cum Parrhasio sermo Socratis apud Xenophontem inuenitur) plurimum arti addiderunt. Quorum prior luminum umbrarumque inuenisse rationem, secundus examinasse subtilius lineas traditur. Nam Zeuxis plus membris corporis dedit, id amplius aut augustius ratus atque, ut existimant, Homerum secutus, cui ualidissima quaeque forma etiam in feminis placet. Ille uero ita circumscripsit omnia ut eum legum latorem uocent, quia deorum atque heroum effigies, quales ab eo sunt traditae, ceteri tamquam ita necesse sit secuntur. Floruit autem circa
Philippum et usque ad successores Alexandri pictura praecipue, sed diuersis uirtutibus. Nam cura Protogenes, ratione Pamphilus ac Melanthius, facilitate Antiphilus, concipiendis
uisionibus quas fantas…aj uocant Theon Samius, ingenio et gratia, quam in se ipse maxime iactat, Apelles est praestantissimus. Euphranorem admirandum facit quod et ceteris optimis studiis inter praecipuos et pingendi fingendique idem mirus artifex fuit.
Similis in statuis differentia. Nam duriora et Tuscanicis proxima Callon atque Hegesias, iam minus rigida Calamis, molliora adhuc supra dictis Myron fecit. Diligentia ac decor in Polyclito supra ceteros, cui quamquam a plerisque tribuitur palma, tamen, ne nihil detrahatur, deesse pondus putant. Nam ut humanae formae decorem addiderit supra uerum,
ita non expleuisse deorum auctoritatem uidetur. Quin aetatem quoque grauiorem dicitur refugisse, nihil ausus ultra leuis genas. At quae Polyclito defuerunt, Phidiae atque Alcameni dantur. Phidias tamen dis quam hominibus efficiendis melior artifex creditur, in ebore uero longe citra aemulum uel si nihil nisi Mineruam Athenis aut Olympium in Elide Iouem fecisset, cuius pulchritudo adiecisse aliquid etiam receptae religioni uidetur, adeo maiestas operis deum aequauit. Ad ueritatem Lysippum ac Praxitelen accessisse optime adfirmant: nam Demetrius tamquam nimius in ea reprehenditur, et fuit similitudinis quam pulchritudinis amantior.
In oratione uero si species intueri uelis, totidem paene reperias ingeniorum quot corporum formas. Sed fuere quae dam genera dicendi condicione temporum horridiora, alio-
qui magnam iam ingenii uim prae se ferentia. Hinc sint Laelii, Africani, Catones etiam Gracchique, quos tu licet Polygnotos uel Callonas appelles. Mediam illam formam teneant L. Crassus, Q. Hortensius. Tum deinde efflorescat non multum inter se distantium tempore oratorum ingens prouentus. Hic uim Caesaris, indolem Caeli, subtilitatem Calidi, diligentiam Pollionis, dignitatem Messalae, sanctitatem Calui, grauitatem Bruti, acumen Sulpici, acerbitatem Cassi reperiemus: in iis etiam quos ipsi uidimus copiam Senecae, uires Africani, maturitatem Afri, iucunditatem Crispi, sonum Trachali, elegantiam Secundi. At M. Tullium non illum habemus Euphranorem circa pluris artium species praestantem, sed in omnibus quae in quoque laudantur eminentissimum.
  […] Mais puisque le discours est l’œuvre de la rhétorique et de l’orateur et que ses formes, comme je le démontrerai, sont multiples, dans toutes celles-ci se trouvent à la fois l’art et l’artiste. Mais il y a entre eux de grandes différences d’espèce – comme entre un tableau et un autre, une statue et une autre, un plaidoyer et un autre […]. C’est d’abord parce que des qualités différentes distinguent les artistes ; c’est aussi parce qu’une forme unique n’a jamais plu à tout le monde[…]
Les premiers peintres célèbres […]
Ensuite Zeuxis et Parrhasios […]
Et pour le style si l’on veut faire l’inventaire des espèces, on trouvera autant de variantes intellectuelles que physiques. Il y eut des genres de style plus rudes à cause des conditions de l’époque mais qui révèlent déjà la grande force de l’inspiration.[…] Mais c’est ensuite qu’à brève distance chronologique fleurit l’immense moisson d’orateurs […]. Mais Cicéron n’est pas comme Euphranor un spécialiste remarquable dans la plupart des arts, c’est l’écrivain le plus éminent dans toutes les qualités qui sont louées en chaque orateur.


       
      traduction d’Agnès Rouveret, in Histoire et imaginaire de la peinture ancienne, partiellement empruntée à Reinach,
14 lignes.
       
  Dans cet extrait, à rapprocher de la description satirique du portique de Trimalcion, Pétrone appuie sa critique de la rhétorique moderne par une référence à la dégradation de l’art pictural.
 
       
Pétrone
Le Satyricon § 2
     
Pace vestra liceat dixisse, primi omnium eloquentiam perdidistis. Levibus enim atque
inanibus sonis ludibria quaedam excitando effecistis ut corpus orationis enervaretur et caderet. Nondum iuvenes declamationibus continebantur, cum Sophocles aut Euripides invenerunt verba quibus deberent loqui.[…] Grandis et ut ita dicam pudica oratio non est maculosa nec turgida, sed naturali pulchritudine exsurgit. Nuper ventosa istaec et enormis loquacitas Athenas ex Asia commigravit animosque iuvenum ad magna surgentes veluti pestilenti quodam sidere afflavit, semelque corrupta eloquentiae regula stetit et obmutuit.[…]Ac ne carmen quidem sani coloris enituit, sed omnia quasi eodem cibo pasta non potuerunt usque ad senectutem
canescere. pictura quoque non alium exitum fecit, postquam Aegyptiorum audacia tam magnae artis compendiariam invenit.
  § 2 « Contre les professeurs de rhétorique »
Si vous me permettez de le dire, ô rhéteurs, c’est vous les premiers artisans de la ruine de l’éloquence. Vos harmonies subtiles, vos sonorités creuses peuvent éblouir un instant ; elles vous font oublier le corps même du discours qui, énervé, languit et tombe à plat. La jeunesse s’entraînait-elle à déclamer, quand Sophocle et Euripide trouvèrent le langage qu’il fallait au théâtre ? […] La grande et, si j’ose dire, la chaste éloquence, méprisant le fard et l’enflure, n’a qu’à se dresser sans autre appui que sa beauté naturelle.
Naguère, ce bavardage intempérant et creux qui, né en Asie, a envahi Athènes, tel un astre porteur de la peste, souffla sur une jeunesse qui se dressait déjà pour de grandes choses : du coup, sous une règle corrompue, l’éloquence, arrêtée dans son essor, a perdu la voix. […] Tous les arts, comme si leur source commune avait été empoisonnée, meurent sans attendre les neiges de la vieillesse. La peinture, enfin, n’est pas en meilleure posture depuis que les Egyptiens ont eu l’audace de réduire en recettes un si grand art.

§ 5, Poème d’Encolpe, « Où sont glorifiées les fortes études » :

« Si tu aimes les purs chefs-d’oeuvre d’un art sévère,
si toi-même tu vises au grand art, avant toute chose
Fais-toi une loi de la plus stricte sobriété.
Dédaigne d’aller dans les palais quêter un regard du prince hautain ».

       
      trad. de Louis de Langle, Paris, Bibliothèque des curieux, 1923
       
  Selon E. Panofsky (cité dans R. W. Lee, Ut pictura poesis, p. 185), la division de la peinture en trois parties chez Alberti est une adaptation de la tripartition des rhéteurs (invention, composition, elocution) ; dans son propos introductif au De Pictura (Macula-Dédale 1992), S. Deswaerte-Rosa reprend la thèse de D. R. Wright (Journal of the Warburg Institut, 47, 1984), selon laquelle la structure en trois livres de l’ouvrage d’Alberti aurait sa source dans le De Institutione Oratoria de Quintilien, en y apportant toutefois des nuances significatives ; en effet, d’après elle, ce qu’Alberti emprunterait à Quintilien, c’est bien plutôt une conception de la peinture comme circonscription – c’est-à-dire, comme écriture ( « § 26 - Quintilien pensait que les premiers peintres avaient coutume de tracer le contour (circumscribere) des ombres au soleil et que cet art s’est développé par ce qu’on lui a ajouté »). Dans cette optique, les principes mathématiques énoncés au Livre 1 du De Pictura ne proposeraient que les connaissances indispensables à l’élaboration de ce qui constitue le but unique de l’art de peindre – l’historia – objet commun à la poésie et à la peinture, décrite au Livre 2 en termes de rhétorique visuelle (abondance, variété, convenance…) . Ainsi, « c’est seulement après avoir démontré systématiquement le fonctionnement de la peinture comme une langue écrite, dotée de sa propre grammaire, qu’il peut placer la peinture au rang des arts libéraux, ayant accès à l’invention – telle la rhétorique ou la poésie » (Deswaerte-Rosa, ibid., p.53).

Ce passage du Livre III précède une description de la Calomnie d’Apelle, d’après Lucien.

 
       
L. B. Alberti
De Pictura, 1435
     
§ 53. Doctum vero pictorem esse opto, quoad eius fieri possit, omnibus in artibus liberalibus, sed in eo praesertium geometriae peritiam desidero […]. Proxime non ab re erit se poetisatque rhetoribus delectabuntur. Nal hi quidem multa cum pictore habent ornamenta communia. Neque parum illi quidem multarum rerum notitia copiosi litterari ad historiae compositionem pulchre constituendam iuvabunt, quae omnis laus praesertium in inventione consistit.

  Je souhaiterais qu’un peintre soit instruit, autant que possible, dans tous les arts libéraux, mais je désire surtout qu’il possède bien la géométrie […]. Il ne sera pas non plus hors de propos qu’ils (les peintres) prennent plaisir aux poètes et aux orateurs. Car ceux-ci ont en commun avec les peintres un grand nombre d’ornements. Les écrivains qui fournissent d’abondantes connaissances seront utiles pour bien agencer la composition de l’histoire, dont le mérite réside essentiellement dans l’invention.
       
      Traduction J.-L. Schefer, Macula Dédale, 1992
       
  Un siècle après Alberti, Dolce organise à son tour son traité Della Pittura en trois parties, (circonscriptione, compositione, receptione di lumini). De même que l’inventio des rhéteurs procède à l’élaboration du sujet, la circonsription trace les contours de l’œuvre picturale ; la dispositio dégage la composition du discours et ses articulations, tandis que le disegno propose une première mise en place des figures ; enfin l’elocution achève « l’ornement » du discours - comme le « colorito », la peinture. Peinture et poésie restent donc étroitement associées, dans ce toujours actuel « ut pictura poesis ». Du reste, à la Renaissance, on parle volontiers des poètes (Homère, Virgile), comme de « peintres » : « le peintre s’efforce d’imiter au moyen de lignes et de couleurs… tout ce qui se montre à l’œil, et le poète imite au moyen de mots non seulement ce qui se montre à l’œil, mais encore ce qui se présente à l’intellect » (cité par R. W. Lee, n. 6 p. 9).  
       
Dolce, 1557.
Dialogue de la peinture intitulé l’Arétin
       
[…] Et è impossibile, che’l Pittore possegga bene le parti, che convengno alla invenzione, si per conto della historia, come della convenevolezza, se non è pratico delle historie e delle favole de’Poeti. Onde si come è di grande utile a un letterato per le cose, che apprtengono all’ufficio dello scrivere, il saper designare : cosi ancora sarebbe di molto beneficio alla profession del Pittore il saper lettere.

  […] Pietro Aretino – Or il est impossible que le peintre possède bien toutes les parties, qui conviennent à l’invention, tant par rapport à l’histoire, que par rapport à ce qui convient au temps et aux personnes, s’il n’est bien fondé dans la connaissance de l’histoire et des fables des poètes. Ainsi, comme c’est un très grand avantage à un savant de savoir dessiner, pour le bien des choses qui sont refermées dans son emploi d’auteur et d’écrivain, de même celui qui embrasse l’art de la peinture tirerait un profit considérable de la connaissance des belles lettres.
       
***Venise, 1735
         
  Dans la première scène de sa tragédie Timon d’Athènes, William Shakespeare (1564-1616) met en scène une forme allégorisée du principe de l’ « ut pictura poesis » : le peintre et le poète - qui ne portent d’autre nom que celui de leurs métiers respectifs – se livrent à une « ekphrasis » du portrait de Timon que le peintre vient de réaliser. Les termes de cette description illustrent la validité du parallèle puisque les deux artistes s’appliquent à faire parler la peinture tout en s’attachant à définir la nature des liens qui unissent l’art à la nature. Dans la lignée du « paragone » énoncé par Léonard de Vinci, le peintre proclame finalement la supériorité de la peinture sur la poésie.  
       
William Shakespeare (1564-1616)
Timon d’Athènes, Vers 25-47
   
Poet : […] What have you there ?
Painter : A picture, sir. When comes your book forth ?
Poet : Upon the heels of my presentment, sir.
Let’s see your piece.
Painter : ‘Tis a good piece.
Poet : So ‘tis : this comes off well and excellent.
Painter : Indifferent.
Poet : Admirable : how this grace
Speaks his own standing ! What a mental power
This eye shoots forth ! How big imagination
Moves in this lip ! To the dumbness of the gesture
One might interpret.
Painter : It is a pretty mocking of the life.
Here is a touch: is’t good ?
Poet : I will say of it,
It tutors nature : artificial strife
Lives in these touches, livelier than life.
[…]
Vers 92-95
Painter : ‘Tis common : A thousand moral paintings I can show
That shall demonstrate these quick blows of Fortune’s
More pregnantly than words.
  Le Poète : […] Qu’avez-vous là ?
Le Peintre : Un tableau, monsieur. Quand paraît votre livre ?
Le Poète : Dès le moment où je l’aurai présenté, monsieur.
Voyons votre œuvre.
Le Peintre : C’est une belle œuvre.
Le Poète : En effet, ceci est bien rendu et excellent.
Le Peintre : Cela ne mérite pas qu’on s’y attarde.
Le Poète : C’est admirable ! Combien cette grâce
Traduit son rang ! Quelle puissance de l’esprit
Jaillit de cet œil ! Quelle imagination fertile
Fait frémir cette lèvre ! Et ce geste muet
On pourrait l’interpréter.
Le Peintre : C’est une assez jolie contrefaçon de la vie.
Voyez ce trait : est-il bon ?
Le Poète : Je dirais
Qu’il instruit la nature : l’art fait vivre dans ces traits
Un mouvement plus vivant que la vie.
[…]
Le Peintre : C’est chose commune : je peux vous montrer mille tableaux édifiants
Qui illustreront ces brusques revers de Fortune
Plus puissamment que des mots.
       
      traduction originale I. Baudino
       
  Connu surtout comme défenseur du coloris contre le dessin, de Piles conclut son Cours sur un chapitre classiquement consacré au Paragone (« Dissertation où l’on examine si la Poésie est préférable à la Peinture ») : « Mon dessein n’est pas de soutenir que la Peinture l’emporte absolument sur la Poésie », écrit-il, « …ce n’est pas la poésie que j’entreprends d’attaquer : c’est la Peinture que je veux défendre ». En effet, si, contrairement à la poésie, cette dernière « a subi le préjudice terrible de la disparition matérielle des œuvres », néanmoins, nous pouvons nous la représenter de façon exacte, à partir des « ouvrages des meilleurs Peintres qui l’ont renouvelée, et sur ce que nous en ont dit ceux-mêmes qui nous ont donné les règles de la poésie, comme Aristote et Horace. »  
 
Roger de Piles, 1708
Cours de peinture par principes
 
En construction
       
       
       
A. Coypel, 1722
Dissertation
     
En construction    
     
  L’écriture du Laokoon résulte d’une discussion entre Mendelssohns et Lessing, à propos de l’interprétation du groupe du Locoon par Winckelmann, dans ses « Nachdenken », publiées en 1755.  
       
Lessing 1766
Laokoon
       
Laokoon, oder über die Grenzen der Malerei und Poesie.

Vorrede - […] Die blendende Antithese des griechischen Voltaire, dass die Malerei eine stumme Poesie und die Poesie eine redende Malerei sei, stand wohl in keinem Lehrbuche ; Es war ein Einfall, wie Simonides mehrere hatte ; dessen wahrer Teil so einleuchtend ist, dass man das Unbestimmte und Falsche, welches er mit sich führet, übersehen zu müssen glaubet.

Gleich wohl übersahen es die Alten nicht. Sondern indem sie des Ausspruch des Simonides auf die Wirkung der beiden Künste erschrankten, vergassen sie nicht einzuschärfen, dass, ohnegeachtet der vollkommen Änlichkeit dieser Wirkung, sie dennoch, sowohl in den Gegenständen als in des Art ihrer Nachahmung, verschieden waren.

 

Avant-propos – […] La brillante antithèse du Voltaire grec, Simonide, selon laquelle la peinture serait une poésie muette, et la poésie, une peinture parlante, ne se trouvait certainement dans aucun manuel; c’était juste une formule, - et Simonide en avait bien d’autres - dont la part de vérité est si évidente, qu’on a cru devoir ignorer ce qu’elle comporte d’imprécis et de faux.

Les Anciens, eux, ne l’ont pas ignoré. Bien plutôt, en limitant l’expression de Simonide au seul effet des deux arts, ils n’ont pas oublié d’insister sur le fait que, malgré la parfaite similitude de l’effet, ces deux arts étaient différents aussi bien dans le choix des objets, que dans la façon de les imiter.

     
     

I- […] Dieser Schmerz, sage ich, äussert sich dennoch nicht mit keiner Wut in dem Gesichte und in der ganzen Stellung. Er erhebt kein schreckliches Geschrei, wie Virgil von seinem Locoon singet ; die Öffnung des Mundes gestattet es nicht. Es ist vielmehr ein ängstliches und beklemmtes Seufzen, wie es Sadolet beschreibet. Der Schmerz des Körpers und die Grösse der Seele sind durch den ganzen Bau der Figur mit gleicher Stärke ausgeteilet und gleichsam abgewogen. […]

Schreien ist des natürliche Ausdruck des körperlichen Schmerzes. Homers verwundete Krieger fallen nicht selten mit Geschrei zu Boden. Die geritzte Venus schreit laut ; nicht um sie durch dieses Geschrei als die weichliche Göttin der Wollust zu schildern, vielmehr um der leidenden Natur ihr Recht zu geben […].

II – […] Denn wird itzt die Malerei überhaupt als die Kunst, welcher Körper auf Flächen nachahmet, in ihrem ganzem Umfange betrieben, so hatte der weise Grieche ihs weit engere Grenzen gesetzet und sie bloss auf die Nachahmung schöner Körper eingeschränket. Seine Künstler schilderte nichts als das Schöne.

  I - Cette douleur, dis-je, ne s’exprime cependant pas par de la colère, ni sur son visage, ni dans son attitude. Il ne pousse pas de cris horribles, comme Virgile fait chanter son Laocoon ; l’ouverture de sa bouche ne le permet pas. C’est bien plutôt un soupir anxieux et oppressé comme Sadolet le décrit. La douleur du corps et la grandeur de l’âme sont, à travers la construction de la statue, réparties avec la même force et le même équilibre. […]

Crier est l’expression naturelle de la douleur physique. Il n’est pas rare que les guerriers blessés d’Homère tombent à terre en criant. Vénus égratignée crie très fort, non pas pour s’exhiber par ses cris en douillette déesse de la volupté, mais bien plutôt pour donner ses droits à la nature souffrante […].

II - […] Car, si aujourd’hui on pratique systématiquement la peinture comme un art qui imite les corps sur des surfaces, les sages Grecs, eux, ont posé des limites beaucoup plus étroites, et restreint l’imitation à celle des beaux corps. Leurs artistes ne représentaient rien d’autre que le beau.

       
      Traduction originale.
       
  Dans le quinzième et dernier discours qu’il prononça à la « Royal Academy of Arts » de Londres, le 10 décembre 1790, Joshua Reynolds (1723-1792) évoque encore une fois l’excellence de Michel-Ange. Lorsqu’il cherche à définir la sublimité de la peinture du maître de la Renaissance, Reynolds reprend littéralement les termes de l’ « ut pictura poesis » et compare les travaux de Michel-Ange à ceux d’Homère. En continuant d’évaluer la peinture par le parallèle avec la poésie, le premier président de la « Royal Academy of Arts » qui avait réitiré son attachement à la dignité libérale du métier de peintre dans ses Discours précédents, rappelle également à ses collègues académiciens l’autonomie et le prestige social gagnés par les peintres grâce à ce paradigme.  
       
Joshua Reynolds (1723-1792)
Quinzième discours à la « Royal Academy of Arts » de Londres, le 10 décembre 1790
       

Our art, in consequence, now assumes a rank to which it could never dared to aspire, if Michael Angelo had not discovered to the world the hidden powers which it possessed. Without his assistance we never could have been convinced, that Painting was capable of producing an adequate representation of the persons and actions of the heroes of the Illiad.
[…]
The sublime in Painting, as in Poetry, so overpowers, and takes such a possession of the whole mind, that no room is left for attention to minute criticism.

 

Par conséquent notre art tient désormais un rang auquel il n’aurait jamais osé aspirer si Michel-Ange n’avait pas dévoilé au monde les pouvoirs qu’il cachait. Sans son assistance, nous n’aurions jamais cru que la peinture fût capable de produire une représentation adéquate des héros et des actions de l’Illiade.
[…]
Le sublime, en peinture comme dans la poésie, submerge l’esprit et s’en empare à tel point qu’il n’y laisse pas de place à la critique des détails .

       
      traduction originale I. Baudino