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Esthétique

Ekphrasis

Oeil et vision

 
   

Introduction

La mimésis

Floridi / austeri

Via compendiaria

La question de la perspective

Couleur et rhétorique, poésie et peinture

La conception antique de l’art vue par les modernes

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
     
   
                 
 
FLORIDI-AUSTERI
 
  Pline distingue deux catégories de couleur, celles qu’il appelle « colores floridi » (couleurs florides) et les « colores austeri » (couleurs austères). Cette dichotomie est intéressante en ce qu’elle reconduit dans la couleur elle-même l’opposition entre contour et couleur : un peintre qui choisit la sobriété dans les couleurs renforce ainsi l’importance de la ligne.

Pline nous donne ici l’ exemple de deux peintres, Athénon de Maronée et Aristolaus, dont l’un est qualifié d’ « austerior », l’autre de « severissimus » et de « durus in coloribus ».

 
         
Pline,
Histoire naturelle, Livre XXXV, §30, 134, 137
         
§ 30. Sunt autem colores austeri aut floridi. utrumque natura aut mixtura evenit. floridi sunt–quos dominus pingenti praestat–minium, Armenium, cinnabaris, chrysocolla, Indicum, purpurissum; ceteri austeri. ex omnibus alii nascuntur, alii fiunt. nascuntur Sinopis, rubrica, Paraetonium, Melinum, Eretria, auripigmentum; ceteri finguntur, primumque quos in metallis diximus, praeterea e vilioribus ochra, cerussa usta, sandaraca, sandyx, Syricum, atramentum
  Les couleurs sont ou sombres ou vives. Elles le sont ou par leur nature ou par leur mélange. Les couleurs vives, fournies au peintre par le maître, sont le minium, l’arménium, le cinabre, la chrysocolle, l’indigo, le pourpre. Les autres couleurs sont sombres. A quelque catégorie qu’elles appartiennent, les unes sont naturelles, les autres artificielles : la sinopis, la rubrique, le paraetonium, le mélinum, l’érétrie, l’ orpiment, sont naturelles ; les autres sont artificielles, et d’abord celles dont nous avons parlé à propos des métaux (azur, cinabre, orpiment, orobitis, sil), puis, parmi les couleurs communes, l’ocre, la céruse brûlée, la sandaraque, la sandyx, le syrique, l’atrament.
         
§ 134. Niciae conparatur et aliquando praefertur Athenion Maronites, Glaucionis Corinthii discipulus, austerior colore et in austeritate iucundior, ut in ipsa pictura eruditio eluceat.
  On met sur le même plan que Nicias, et parfois on lui préfère, Athénion de Maronée, élève de Glaucion de Corinthe : il est austère de coloris, mais cette austérité accentue l’agrément que l’on prend à ses œuvres, de telle sorte que sa science éclate dans sa peinture même.
     
§ 137. Pausiae filius et discipulus Aristolaus e severissimis pictoribus fuit, cuius sunt Epaminondas, Pericles, Media, Virtus, Theseus, imago Atticae plebis, boum immolatio.– Sunt quibus et Nicophanes, eiusdem Pausiae discipulus, placeat diligentia, quam intellegant soli artifices, alias durus in coloribus et sile multus.
  Aristolaus, fils et disciple de Pausias, compta au nombre des peintres les plus sévères : on a de lui un Epaminondas, un Périclès, une Médée, une Vertu, un Thésée, l’image de la Plèbe attique, un Sacrifice de bœufs. Il en est pour apprécier Nicophanès, disciple du même Pausias, à cause d’un souci de précision que seuls les artistes peuvent comprendre ; par ailleurs son coloris est dur et il donne beaucoup dans les jaunes.
       
      traduction d’A.Reinach, 1921; Macula 1985
       
  Dans le De architectura, Vitruve, (Ier siècle av. J.-C.), fustige l’art de peindre de son époque qu’il dit être basé non pas sur l’habileté du peintre mais sur l’éclat qui éblouit le regard, en particulier celui des couleurs. Cette critique poursuit l’opposition du dessin et de la couleur, celle des couleurs floridi et austeri, et dénonce ces viae compendariae qui permettent de peindre très vite.  
 
Vitruve (1er s. après J.C.),
De architectura, Livre VII, chap 5, §7 et 8
     
Utinam dii inmortales fecissent, uti Licymnius revivisceret et corrigeret hanc amentiam tectoriorumque errantia instituta !
Sed quare vincat veritatem ratio falsa, non erit alienum exponere. Quod enim antiqui insumentes laborem ad industriam probare contendebant, artibus, id nunc coloribus et eorum alleganti specie consecuntur, et quam subtilitas artificis adiciebat operibus auctoritatem, nunc dominicus sumptus efficit, ne desideretur.
Quis enim antiquorum non uti medicamento minio parce videtur usus esse? At nunc passim plerumque toti parietes inducuntur. Accedit huc chrysocolla, ostrum, armenium. Haec vero cum inducuntur, etsi non ab arte sunt posita, fulgentes oculorum reddunt visus, et ideo quod pretiosa sunt, legibus excipiuntur, ut ab domino, non a redemptore repraesententur. Accedit ut chrysocolla, ostrum, armenium : haec vero cum indunctur, etsi non ab arte sunt posita, fulgentes oculorum reddunt visus ; et, ideo quod preciosa sunt, ut ab domino, non a redemptore repraesententur.

  Plût au ciel que les Dieux immortels eussent fait que Licinius revécût et qu’il corrigeât cette démence et les coutumes absurdes de nos peintures décoratives !
Mais le pourquoi de ce triomphe d’une appréciation fausse sur la vérité, il ne sera pas hors de propos de l’expliquer : ce qu’en effet les Anciens, en y consacrant tous leurs soins et leur habileté, s’efforçaient de faire agréer par leurs talents, ce (succès), aujourd’hui, on y atteint par les couleurs et leur élégant aspect ; et la dignité qu’assurait aux ouvrages le talent de l’artisan, maintenant la prodigalité du propriétaire fait qu’on n’en éprouve plus le besoin.
En effet, qui des Anciens paraît avoir fait usage du vermillon autrement qu’avec parcimonie, comme (on use) d’un médicament ? Mais aujourd’hui, les parois en sont revêtues au hasard, et très souvent en totalité.
Au vermillon vient s’ajouter la chrysocolle, le pourpe, le bleu, d’Arménie : Et ces couleurs, lorsqu’elles sont appliquées, lors même qu’elles ne sont pas artistement disposées, éblouissent les yeux par leur éclat. Et, par la raison qu’elles sont précieuses, elles sont mises hors des contrats pour être fournies par le propriétaire, non par l’entrepreneur.
       
      Traduction de A.Choisy, Paris, Imprimerie-librairie Lahure, 1909
       
  Le caractère satirique de cette ekphrasis, qui stigmatise le mauvais goût des parvenus incarné par Trimalcion, est clairement annoncé par son incipit : les couleurs criardes, le luxe déplacé d’objets triviaux, annonce le ridicule de la prétention à l’ « épique » de l’ancien esclave ; de façon très significative, la critique se trouve ici associée à une évocation de la facture en trompe-l’œil des peintures – les couleurs florides, au grotesque de la représentation.  
       
Pétrone
Le Satyricon,
Chap. 38, 39, Le portique de Trimalcion
   
« … à l’entrée se tenait le portier, vêtu de vert avec une ceinture cerise, qui épluchait des pois dans un plat d’argent. Au dessus du seuil pendait une cage d’or où était une pie au plumage multicolore, qui saluait les arrivants »

« Quant à moi, j’admirais bouche-bée, quand, sursautant de peur, je faillis me rompre les jambes. A gauche de l’entrée, non loin de la loge du portier, un énorme chien tirait sur sa chaîne. Au dessus de lui était écrit en lettres capitales : Gare, gare au chien. Vérification faite, ce n’était qu’une peinture sur la muraille.
Mes compagnons se moquaient de ma frayeur. Mais, ayant recouvré mes esprits, je n’avais d’yeux que pour les fresques qui ornaient le mur : un marché d’esclaves, avec leurs titres au cou, et Trimalcion lui-même, les cheveux flottants, portant le caducée, entrant à Rome conduit par Minerve. Ici on lui apprenait le calcul. Là il devenait trésorier : le peintre avait méticuleusement expliqué toutes choses par des inscriptions détaillées. Au bout du portique, Mercure enlevait Trimalcion par le menton, pour le porter sur un tribunal élevé. A ses côtés se tenait la Fortune, munie d’une copieuse corne d’abondance, et les trois Parques, filant sa vie sur des quenouilles d’or. Je remarquai aussi une troupe d’esclaves s’exerçant à la course sous la direction d’un maître. […]
J’allai demander au portier quelles peintures tenaient le milieu du portique : L’iliade et l’Odyssée, dit-il, et sur la gauche, vous voyez un combat de gladiateurs ».

       
      trad. De Louis de Langle, Paris, Bibliothèque des curieux, 1923
       
  Le mode de la déploration nostalgique est récurrent chez Pline : à un jadis austère et digne, s’opposent systématiquement les mœurs d’un aujourd’hui (romain) de licence et de mauvais goût : le goût des matières précieuses se substitue à celui de la couleur, et la mode du portrait, réel ou fictif, se répand démesurément.  
 
Pline
Livre XXXV, extraits
 
(Ancien honneur de la peinture)
… Art véritablement noble et magnifique, au moins en ces heureux temps, où recherché des Rois et des Peuples, il rendait célèbre toute personne, qu’il voulait bien transmettre à la postérité ; mais à présent abâtardi par notre négligence, et chassé, en quelque sorte, de nos maisons et de nos palais, par le jaspe et le porphyre, et enfin par l’or et l’argent, qui on usurpé sa place. Car, outre que nos appartements en sont presque tous revêtus, nous avons ajouté, à cette magnificence, une certaine Mosaïque bizarre, où, par diverses croûtes, ou pièces de rapport, en forme de fleurs, d’animaux, ou autres choses, nous imitons encore cette même Peinture, que nous avons abandonnée […]. En un mot, nous avons commencé à peindre avec la pierre : nouvelle sorte de Coloris, qui doit sa naissance, parmi nous, au temps de Claude. Sous Néron, son successeur, on changea la magnificence, sans éviter le ridicule. […] Ainsi l’uniformité la plus belle et la plus simple se trouva toute bigarrée par la main des hommes […] ; enfin toutes choses ne parurent plus, comme elles ont en effet, mais comme nos Délicats auraient voulu, que la Nature les eut produites.

(Ancien honneur des images, opposé au mauvais goût du siècle).
Autrefois on se servait, à Rome, des figures de Cire, artistement coloriées, pour conserver et pour multiplier même, dans tous les siècles, une vive ressemblance des personnes illustres. Mais tout cela n’est plus aujourd’hui du bel usage. Au lieu d’une si belle institution, on leur élève aujourd’hui des Boucliers d’or, ou des Bustes d’argent, où les traits, assez mal rendus, ne nous rappellent qu’imparfaitement les Originaux […] On n’a plus de goût, que pour les figures de grand prix ; et telle est la folie de la plupart des hommes, qu’ils aiment mieux attirer les regards du public par la richesse de la matière, que par la vivacité et la ressemblance de leurs propres traits. Et cependant, au milieu de ce culte trompeur, ils ne se lassent pas de remplir leurs Cabinets d’anciens tableaux, et d’y rendre une espèce de culte aux bustes des Grands-Hommes […]

(Folie des Romains pour les Têtes étrangères, et surtout pour celle d’Epicure.)
Autre folie, on décore nos Plaestres et nos Académies des Images ou des portraits des plus fameux Lutteurs […] voilà le goût de nos Romains d’aujourd’hui, pour les têtes étrangères, pendant qu’ils ne se soucient presque plus de se faire connaître eux-mêmes, par leurs vertus, ni par une expression vive de leurs propres traits. En vérité, on a bien raison de le dire, La Mollesse et la Débauche ont fait tomber les Beaux-Arts, et depuis qu’on ne voit plus, parmi nous, d’Image d’une âme grande, on a commencé à négliger la vraie représentation des corps.
Il en allait bien autrement chez nos Pères, où, avec toute sa simplicité, le Vestibule avait de quoi occuper utilement le Spectateur.

       
      Edité à Londres, chez Guillaume Bowyer, 1725, BNF V-2592
       
  Par cette description de la décadence de l’Art suite à la chute de l’Empire romain, Shaftesbury (1671-1713), avec Pline, condamne l’utilisation débridée de matériaux précieux. C’est ainsi la simplicité de la technique des Anciens qui est soulignée et valorisée.  
       
Anthony Ashley Cooper,
3rd Earl of Shaftesbury (1671-1713),
Characteristicks of Men, Manners, Opinions, Times.
Volume 1, Section III
     
One of the mortal Symptoms upon which Pliny pronounces the sure Death of this noble Art, not long survivor to him, was what belong’d in common to all the other perishing Arts after the Fall of Liberty ; I mean the Luxury of the Roman Court, and the change of Taste and Manners naturally consequent to such a Change of Government and Dominion. This excellent, learned, and polite Critick, represents to us the false Taste springing from the Court it-self, and from that Opulence, Splendour, and Affectation of Magnificence and Expence proper to the place. Thus in the Statuary and Architecture then in vogue, nothing cou’d be admir’d beside what was costly in the mere Matter or Substance of the Work. Precious Rock, rich Metal, glittering Stones, and other luscious Ware, poisonous to Art, came every day more into request, and were impos’d, as necessary Materials, on the best Masters.   L’un des symptômes mortels qui incitent Pline à prédire la mort future de ce noble art, qui ne devait guère lui survivre, se trouvait être commun à tous les autres arts frappés de déclin après la chute de la liberté ; c’est-à-dire le luxe de la cour romaine, et le changement en matière de goûts et de manières entraîné naturellement par un tel changement de gouvernement et de régime. Ce critique excellent, érudit, et poli nous représente le faux goût qui naît de la cour elle-même, et de l'opulence, de la splendeur et de l'affectation de magnificence et de dépense propre à cet endroit. Ainsi, dans la statuaire et l’architecture alors en vogue rien ne pouvait être admiré, qui ne soit coûteux de par le sujet ou les matériaux utilisés pour réaliser les œuvres. Marbres précieux, riches métaux, joyaux scintillants et autres articles somptueux, poisons pour l’art, étaient chaque jour plus demandés et étaient imposés comme matériaux nécessaires aux meilleurs maîtres.
       
      Londres: 1714) 341-342.
traduction originale C.Berget
       
  George Turnbull (1698-1748), dans son Traité sur la peinture ancienne, reprend ici en des termes moraux certains des thèmes chers à son maître Shaftesbury : la simplicité dans l’art ainsi qu’une conception éthique de l’esthétique. Il ajoute un commentaire sur les différents plaisirs que suscitent la peinture, et condamne le plaisir immédiat de l’attrait des couleurs pour valoriser celui, plus intellectuel, de la simplicité et de l’unité de la composition des tableaux.  
       
George Turnbull (1698-1748),
A Treatise on Ancient Painting , chap.4
       
“But what is well worth our Attention with regard to the Colouring of the ancient Greek Masters is, what we are told of their Care not to display it too much. They avoided the gaudy, luscious, and florid; and studied Chastity and Severity in their colours. It was not till Painting was in its decline, that Luxury and Libertinism in Colouring, so to speak, came into vogue ; or that gorgeous, splendid, expensive Colours were esteemed, and the Pleasure arising from these preferred to Truth of Design, Unity and Simplicity of Composition, with due Strength of Expression. This imitative Art, in the Sense of all the better Ancients, tho’it requires help from Colours to execute its illusive Designs; and uses them as means to render its Copies of Nature specious and deceiving: Though it is indeed only by Colours, that Painting can attain to that Command over the Sense, which is its high and ditinguishing Aim; yet it hath nothing wider of its real Scope, than to make a shew of Colours, or by their Mixture to raise a separate and flattering Gratification to the Sense. “This Pleasure, says an Author well acquainted with the Ancients, is plainly foreign and of another kind, as having no share or concern in the proper Delight and Entertainment that naturally arises from the Subject. For the Subject, in respect of rational Pleasure, is absolutely compleated when the Design is executed. And thus it was always best, in their Opinion, when the Colours were most submitted, and made wholly subservient.”   « Mais ce qui mérite notre attention, au sujet de l'art de la couleur des maîtres grecs, est ce qu’on nous dit de leur attention à n’en pas faire usage excessif. Ils évitaient les teintes criardes, somptueuses et « florides » ; et observaient chasteté et sévérité dans le choix de leurs coloris. Ce n’est que quand la Peinture fut sur son déclin, que le luxe et le « libertinisme » pour ainsi dire, en matière de couleurs, devint, à la mode, ou que l’on estima les couleurs superbes, splendides et coûteuses, et que les agréments retirés d’elles préférés furent préférés à la vérité du dessin, à l’unité et à la simplicité de composition, accompagnées de la force d’expression nécessaire. Cet art imitatif, tel que le comprenaient les meilleurs anciens, quoiqu’il nécessitât l’aide des couleurs pour accomplir son dessein illusionniste, et les utilise pour rendre ses copies de la nature spécieuses et trompeuses : quoiqu’il soit certain que ce n’est que par les couleurs que la peinture peut atteindre cette emprise sur les sens, qui est le but qui la distingue et l’élève. Pourtant, son objectif n’est pas plus vaste que de simplement faire une démonstration de couleurs, ou par leur mélange d’exciter une gratification flatteuse et différente des sens. « Ce plaisir, dit un auteur qui connaît bien les Anciens, est tout simplement étranger et d’une toute autre nature, n’ayant rien à faire avec la jouissance et le divertissement réel qui naît naturellement du sujet. Car le sujet, en ce qui concerne le plaisir rationnel, est absolument parachevé quand le dessein est exécuté. Et ainsi, il était toujours meilleur selon eux, que les couleurs soient le plus soumises possible, et rendues complètement accessoires. »
       
     

London: Millar, 1740) 71.
traduction originale C. Berget