LA QUESTION DE LA PERSPECTIVE |
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La peinture dans l’Antiquité est uniformément définie comme mimesis. Les différentes traductions de ce terme grec, « représentation » ou « imitation », montrent que la qualité de la mimesis, véritable critère d’appréciation des performances picturales pour les Grecs de l’Antiquité, a un statut différent selon les auteurs.
Nous disposons de nombreuses anecdotes, chez Pline notamment, illustrant le pouvoir illusionniste de la peinture. Pouvoir de représenter le réel, de donner à voir les objets ou les êtres absents, la mimesis est surtout interprétée comme étant le pouvoir de rendre la vie, le mouvement, d’imiter la nature elle-même. C’est à ce titre que la nature peut devenir critique d’art : les animaux s’avèrent parfois les meilleurs juges de son pouvoir…
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Platon,
République X, 602c –603b |
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Socrate – N’est-il
pas vrai que la même grandeur, regardée de près
ou de loin, ne paraît pas égale ?
Glaucon – Cela est vrai
Socrate – N’est-il pas vrai aussi que ce qui paraît
droit ou brisé, convexe ou concave, vu hors de l’eau,
ne paraît plus le même lorsqu’on le voit dans l’eau, à cause
de l’illusion que les couleurs font au sens de la vue ? Il est évident
aussi que cette disposition jette une grande perturbation dans l’âme
; or, c’est à cette disposition de notre nature que l’art
du dessin, l’art du charlatan et autres semblables, dressent
des pièges, ne négligent aucun artifice pour la séduire.
Glaucon – Vous avez raison.
Socrate – A-t-on trouvé un préservatif plus sûr
contre cette illusion, que la mesure, le nombre et le poids, pour empêcher
que le rapport des sens sur ce qui est plus ou moins grand, nombreux,
pesant, ne prévalut sur le jugement de la partie de l’âme
qui calcule, pèse ou mesure ?
Glaucon – Non
Socrate – Toutes ces opérations ne sont-elles pas du ressort
de la raison qui est dans l’âme ?
Glaucon – Oui
Socrate – Et n’arrive-t-il pas souvent qu’après
qu’elle a mesuré et prononcé que tel corps est
plus grand ou plus petit que tel autre, ou égal se forme en
nous deux jugements opposés touchant les mêmes choses
?
Glaucon – Oui
Socrate – Mais n’avons-nous pas dit qu’il était
impossible que la même faculté de l’âme portât
en même temps sur les mêmes choses deux jugements contraires,
Glaucon – Oui, et nous avons eu raison de le dire
Socrate –Par conséquent, ce qui juge en nous de manière
contraire à la mesure, est différent de ce qui est conforme à la
mesure.
Glaucon – Certainement
Socrate – Mais la faculté qui s’en rapporte à la
mesure et au calcul est ce qu’il y a de plus excellent dans l’âme
Glaucon – Sans contredit
Socrate – C’est à cet aveu que je voulais vous conduire,
quand je disais que d’une part la peinture, et en général
tout art qui consiste dans l’imitation, accomplit son œuvre
bien loin de la vérité, et que de l’autre cette
partie de nous-mêmes avec laquelle il est en relation d’amitié,
est elle-même bien éloignée de la sagesse, et ne
se propose rien de vrai ni de solide.
Glaucon – J’en demeure d’accord
Socrate – L’imitation est donc mauvaise en soi, et ne peut
produire que des effets mauvais.
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traduction de Victor Cousin, 1822 |
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« L’image émise
pousse et chasse l’air interposé entre elle et les yeux
; et l’air ainsi chassé se répand dans nos yeux,
baigne de son flot nos pupilles et s’en va. Voilà comment
nous sommes instruits des distances ; et plus la colonne d’air
agitée devant nos yeux a de la longueur, plus le souffle qui
baigne nos yeux vient de loin, et plus l’objet paraît éloigné » (traduction
H. Clouart, Garnier Flammarion 1964, p. 125) : ainsi s’explique
la vision perspective chez Lucrèce, dans le cadre d’une
conception matérialiste des images, ces « simulacres » ou « membranes » émis
par les corps. |
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Lucrèce, (- 99 - 55)
De la Nature, Livre IV, 330-445 (extraits) |
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En construction |
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Dans cette description,
Pline vante non seulement l’art du raccourci, (-maximal, ici,
puisque la figure est représentée « de front »),
mais aussi le traitement chromatique du clair-obscur, qui, en jouant
sur les seules valeurs, fait l’économie du blanc, dont
Zeuxis déjà préconisait un usage restreint |
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Pline,
Histoire Naturelle, livre XXXV, extraits |
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« L’immolation » de
Pausias, ou Sacrifice des bœufs, sur le Portique de Pompée.
La beauté de cette pièce gît principalement dans
la représentation d’un bœuf, destiné au
sacrifice. On voit que le Peintre en a voulu concevoir toutes les
dimensions en longueur, aussi bien qu’en largeur ; et cependant
qu’il l’a peint de front, présentant la tête
au Spectateur, au lieu de le peindre de côté, comme
il aurait pû faire avec moins de peine. Avec tout cela, et
quoique l’animal se présente directement, on aperçoit
clairement sa longueur. C’est la première chose qu’il
y a d’admirable dans le Tableau : loin d’avoir évité le
raccourci, il l’a cherché, et l’a bien rendu.
Mais voici ce qui ne l’est pas moins, c’est qu’il
en a surmonté les difficultés à plus d’un égard.
Car chacun sait que tous ceux qui se mêlent de peindre, pour
faire sortir les Objets avec plus de facilité, peignent ordinairement
blanchâtres, ou d’une Couleur qui en approche, ces Objets éminens,
s’il faut dire ; et un peu plus bruns, ceux qu’ils veulent
enfoncer en-dessous des autres. Ici au contraire, l’Animal
est tout noir, depuis la tête jusqu’aux pieds, en sorte
que la même couleur, dont il a peint sa figure, lui a servi à tracer
les ombres ; en quoi certes il a fait paraître, non seulement
beaucoup d’intelligence dans le clair-obscur, mais encore une
délicatesse infinie dans l’exécution ; puisqu’il
a fait déborder inégalement des choses de même
couleur, par des dégradations insensibles, et qu’il
a solidement appuyé des membres, qui étaient comme
rompus les uns dans les autres, par l’uniformité des
bruns. |
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Edité à Londres,
chez Guillaume Bowyer, 1725 |
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Le texte de Vitruve
atteste de l’ancienneté d’une pratique d’art
pariétal décoratif, figuratif et illusionniste : il
insiste en effet sur le caractère tridimensionnel du rendu
de ces architectures feintes, et sur leur convenance aux lieux, paysages
ou intérieurs,
avec lesquels ils devaient former une véritable harmonie visuelle. |
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Vitruve
De architectura, chap.V11, 5. |
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(De ratione pingendi
parietes).
Antiqui qui initia expolitionibus instituerunt, imitati sunt primum
crustarum marmorearum varietates et conlocationes ; deinde, coronarum
[…] Postea, ingreesi sunt, ut etiam aedificiorum ffiguras,
columnarum et fastigiorum eminentes projecturas imitarentur.
Patientibus autem locis, uti exhedris, propter amplitudines parietum,
scaenarum frontes tragicomore […] Ambulationes vero, propter
spatia longitudinis, varietatibus topiorum ornarent, ab certis locorum
proprietatibus, imagines experimentes[…] Nonnunullis locis
item, signantur megalographiae, habentes Deorum simulacra, seu fabulamrum
depositas explicationes […] Sed haec quae, ex veris rebus,
exempla sumebantur, nunc iniquis moribus improbantur : Nam pinguntur
tectoriis monstra, potius quam ex rebus ffinitis imagines certae.
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(De la manière de peindre
les parois).
[…] Les Anciens qui inaugurèrent les décorations
murales ont imité d’abord les veinures et les dispositions
des dalles de marbre[…] ; plus tard, ils sont parvenus à imiter
même les formes des bâtiments, les saillies proéminentes
des colonnes et des frontons : à tracer de lieux ouverts tels
que les exèdres, à raison de l’ampleur des parois,
des frontispices de scènes de genre tragique […] à orner
les promenoirs, à raison du développement de leur longueur,
de la diversité du paysage, conformant les images aux particularités
des lieux […] Même en certains lieux on trace de grandes
peintures présentant, au milieu de paysages, des figures de
Dieux ou des scènes de légende […] Mais ces œuvres,
où les modèles étaient empruntés à des
objets réels, maintenant sont réprouvés par
une mode injuste. Car, sur les revêtements on peint des monstres
plutôt que des images déterminées d’objets
définis. |
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Traduction A.Choisy, Librairie-imprimerie
Lahure, 1909 |
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Dans De la
Peinture,
Alberti fixe les règles de la perpective
mathématique. Conscient du caractère radicalement novateur
de ces principes scientifiques, il précise que la perspective
n’était pas connue des Anciens : « comme nous
le voyons aisément d’après les ouvrages des Anciens,
et peut-être même d’après ceux de nos ancêtres,
parce qu’elle était obscure et très diffficile,
elle leur demeura tout à fait inconnue » (traduction
J.-L. Schefer, Macula-Dédale, § 21, p 123).
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L. B. Alberti, 1435
De Pictura
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Principio in
in superficie pingenda quam amplum libeat qudrangulum rectorum
angulorum inscribo, quod quidem mihi pro aperta finestra est ex
qua historia contueatur, illicque quam magnos velim esse in pictura
homines determino. Huiusque ipsius hominis longitudinem in tres
partes […] Ista ergo mensura iacentem infimam descripti quadranguli
lineam in quot illa istiusmodi recipiat partes divido […]
Posta haec unicum punctum quo sit visum loco intra quadrangulum
constituo […] Posito punto centrico, protraho lineas rectas
a puncto ipso centrico ad singumas lineae iacentis divisiones […] |
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Mon premier acte,
quand je veux tracer une superficie, et de tracer un rectangle,
de la grandeur qui me convient, en guise de fenêtre ouverte
par où je puisse voir le sujet. Là, je détermine
la hauteur des hommes que j’entends représenter. Je
divise cette hauteur en trois parties […]. Je divise la ligne
inférieure du rectangle en autant de parties que cette mesure
y est contenue de fois […]. Je pose ensuite un point unique,
dans l’aire du rectangle, à l’endroit où se
porte la vue et où doit aboutir le rayon central. Aussi
le nommai-je point de centre.
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De la statue et de la peinture,
traités de L.B.Alberti, traduits par Claudius Popelin, à Paris,
chez Lévy, 1869. |
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L’art grec,
selon Pline, cité ici par le peintre britannique et Professeur à la
Royal Academy de Londres, John Opie, développe une véritable
technique de représentation en perspective, et donc de trompe-l’œil. |
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John Opie (1761-1807),
Conférence III : Du clair-obscur |
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« Dans son portrait d’Alexandre
en Jupiter , dit Pline, « les doigts semblent surgir de la
toile, et l’éclair semble sortir du tableau. » Ce
passage est trop frappant pour nécessiter un commentaire. |
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in
Ralph N. Wornum ed., Lectures on Painting by the Royal Academicians.
Barry, Opie, Fuseli (London: Bohn, 1848) 300
traduction originale C. Berget |
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L’observation
des effets du nouveau médium photographique conduit Delacroix à renouveler
la réflexion sur la vision éloignée/ rapprochée,
et, par là-même, sur la perspective : libre interprète
de la « construction légitime », sa conception
est gouvernée par cette puissance de sélection et d’organisation
des sensations que Baudelaire nommait « Reine des facultés » :
l’imagination. |
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Delacroix, 1859
Journal |
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1er Septembre, Strasbourg
[…] Si l’œil avait la perfection d’un verre
grossissant, la photographie serait insupportable : on verrait toutes
les feuilles des arbres, toutes les tuiles d’un toit et sur
ces tuiles les mousses, les insectes etc. Et que dire des aspects
choquants que donne la perspective réelle, défauts
moins choquants peut-être dans le paysage, où les parties
qui se présentent en avant peuvent être grossies, même
démesurément, sans que le spectateur en soit aussi
blessé que quand il s’agit de figures humaines ? Le
réaliste obstiné corrigera donc dans un tableau cette
inflexible perspective qui fausse la vue des objets à force
de justesse.
Devant la nature elle-même, c’est notre imagination qui
fait le tableau : nous ne voyons ni les brins d’herbe dans
un paysage, ni les accidents de la peau dans un joli visage. […]
Notre œil, dans l’heureuse impuissance d’apercevoir
ces infinis détails, ne fait parvenir à notre esprit
que ce qu’il faut qu’il perçoive ; ce dernier
fait encore, à notre insu, un travail particulier ; il ne
tient pas compte de tout ce que l’œil lui présente
; il rattache à d’autres impressions antérieures
celles qu’il éprouve et sa jouissance dépend
de sa disposition présente. Cela est si vrai, que la même
vue ne produit pas le même effet, saisie sous des aspects différents. |
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Genève, La Palatine,
1943 |
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