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Via compendiaria

La question de la perspective

Couleur et rhétorique, poésie et peinture

La conception antique de l’art vue par les modernes

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
     
   
                 
 
VIA COMPENDIARIA
 
  Concurremment aux procédés traditionnels de peinture (palette restreinte, dessin-contour, mélanges chromatiques sur le support), se développe dans le monde grec, au IVè siècle av. J.-C., une nouvelle technique de peinture présentée par Pline comme étant plus rapide : les termes de cet auteur sont éloquents : « velocior », « celeritate », « celeritatem », et enfin l’expression bien connue, « breviores compendarias » d’où est tirée l’expression si commentée « via compendaria ». Cette dernière expression se trouve aussi dans le Satiricon de Pétrone (Ier siècle ap. J.-C.). Ces savoir-faire nouveaux sont jugés esthétiquement et moralement critiquables par ces auteurs qui y voient une facilité au détriment du bon goût, et une recherche d'un profit trop vite gagné.  
         
Pline,
Histoire naturelle, Livre XXXV, §108 à110
His adnumerari debet et Nicomachus, Aristidis filius ac discipulus. Pinxit raptum Proserpinae, quae tabula fuit in Capitolio in Minervae delubro supra aediculam Iuventatis, et in eodem Capitolio, quam Plancus imperator posuerat, Victoria quadrigam in sublime rapiens. Ulixi
primus addidit pilleum. pinxit et Apollinem ac Dianam, deumque matrem in leone sedentem, item nobiles Bacchas obreptantibus Satyris, Scyllamque, quae nunc est Romae in templo Pacis. Nec fuit alius in ea arte velocior. Tradunt namque conduxisse pingendum ab Aristrato, Sicyoniorum tyranno, quod is faciebat Telesti poetae monimentum praefinito die, intra quem perageretur, nec multo ante venisse, tyranno in poenam accenso, paucisque diebus absolvisse et celeritate et arte mira.
  A ceux-ci, joignons encore Nicomaque, fils et disciple d’Aristodème ; c’est de lui qu’on a eu cet enlèvement de Proserpine, qui était autrefois au Capitole, dans le Chapelle de Minerve, au dessous du petit temple de la Jeunesse, et qui a péri dans l’incendie du même Capitole ; comme y a péri aussi une autre pièce du même Peintre, qui avait de la beauté. C’était une Victoire, fendant les airs sur un char à quatre chevaux de front, dont le Général Plancus avait fait lui-même la dédicace. Outre cela, il a fait d’autres tableaux, qui sont fort estimés ; comme celui d’Ulysse, par exemple, à la porte du Palais d’Ithaque, lorsqu’il est reconnu par son Chien, qui expire de joie un moment après. Ulysse y paraît en simple paysan, avec un chapeau sur la tête, tel que Minerve l’avait déguisé ; ce qu’aucun Peintre, avant Nicomaque, n’avait osé entreprendre, tant on était habitué à voir Ulysse en habit de héros, la tête nue, avec un casque. […] On a remarqué, au sujet de Nicomaque, que personne n’eut le pinceau plus léger, ni plus expéditif : car ayant fait marché avec Aristrate, Tyran de Sicyone, pour embellir de quelques peintures, le Monument qu’il élevait à la gloire du Poète Télestre, et le finir en un temps marqué, il tarda si fort à se rendre sur les lieux, que le Prince, déjà en colère de tous ces retardements, méditait une vengeance d’éclat, lorsque le Peintre arriva enfin, peu de jours avant le terme, et s’acquitta de sa promesse avec une habileté et une rapidité inimitable.
         
      Ed. Londres, chez Guillaume Bowyer, 1725, BNF V-2592)
 
Pline,
Histoire naturelle, Livre XXXV, extraits
 
(Pausias)
Pausias […] pratiqua ensuite les deux manières, mais non pas avec un succès égal. Car il peignit les murailles du Temple de Delphes, à la manière ordinaire, c’est-à-dire, avec le pinceau ; mais quand son ouvrage fut achevé, et qu’on en fit la comparaison avec celui de Polygnote, tout le monde donna la palme à ce dernier, en ajoutant, pour consoler l’autre, qu’il n’avait pas choisi la partie qui était son fort, c’est-à-dire, le genre de peinture qu’il possédait le mieux. Apparemment il profita de cet avis, et se borna à la cire et au feu. Car c’est ainsi qu’il
commença le premier à décorer les voûtes et les lambris et qu’il en fit venir la mode dans la Grèce ; sans négliger pourtant de faire des Tableaux portatifs dans le même genre.
Pour les mieux conserver, il les faisait petits, et pour les rendre plus gracieux, il choisissait ordinairement pour sujets de jeunes enfants, ou des Cupidons. Ce qui fit dire à ses Emules, qu’il ne préférait cette sorte de figure, que parce qu’elle demandent peu de temps, et que par ce moyen, il avait tout le loisir de finir ses pièces ; comme si c’était là un reproche fort redoutable, pour un Peintre, qui connaît la sublimité de son art. Mais pour fermer la bouche à ses Envieux et se procurer encore la réputation d’Artisan habile et expéditif, il se mit en tête de ne mettre qu’un jour à une figure, et en effet il y réussit au gré de ses désirs : ce Tableau, qui représentait un Enfant, fut nommé en sa langue, Emeresios, comme qui dirait, l’Enfant d’une journée.
       
      Ed. Londres, chez Guillaume Bowyer, 1725, BNF V-2592
     
  Les textes qui suivent n’évoquent pas la via compendiaria, mais un caractère de la création artistique qui, comme elle, implique la dimension temporelle. En effet, s’il rend grâce au savoir-faire des Anciens, tout de rigueur et de retenue (Apelle se fait gloire de sa lenteur), Pline n’en célèbre pas moins, dans la charis – cette grâce ou génie particulier de l’artiste, qui surpasse tous les autres – la faculté de « quitter le pinceau », ou art de l’ellipse ; cette façon de ne pas tout dire, de traiter l’œuvre sur le mode de l’esquisse – modalité plastique qui n’est pas sans évoquer le « non-finito » renaissant, et l’élégance de la « sprezzatura » ; au malheureux Protogène, moins doué qu’Apelle, c’est le hasard qui tient lieu de grâce…
Pline du reste, au § XL, mentionne l’intérêt particulier des tableaux inachevés, « car en eux l’on peut observer les traces de l’esquisse et le regret que la main de celui-ci ait été arrêtée en plein travail contribue à lui attirer la faveur du public » ( trad. J.M.Croisille, Les Belles Lettres 1997 p. 127)
 
       
Pline
Histoire Naturelle, Livre XXXV
   
Apelle et Protogène.
Sur ce qu’on lui faisait regarder, un jour, une pièce excellente (de Protogéne) ; où, en effet, il y avait un travail immense, et qui ne pouvait venir que d’une application d’esprit extraordinaire et peut-être excessive, il s’en expliqua de cette sorte : Protogène et moi, nous possédons à peu près, dans un même degré, les diverses parties de la Peinture, et peut-être même, qu’il en sait plus que moi sur bien des choses, que je lui laisse ; mais enfin il y a un article considérable où je l’emporte sur lui, c’est qu’il ne sait pas quitter le pinceau. Paroles mémorables, et d’où nous pouvons recueillir cette maxime de la dernière utilité : c’est qu’il n’y a rien de plus nuisible à nos meilleurs Ouvrages, qu’une exactitude trop rigoureuse, et pour ainsi dire, trop peinée.

L’éponge de Protogène.
Après tout, la meilleure de toutes ses pièces, et qui a le plus de réputation, est son Ialyse, qui est aujourd’hui à Rome, dans le Temple de la Paix. C’est un Chasseur, en vénération dans l’île depuis longtemps […] On y voit un Chien de chasse, qui est d’autant plus admirable, que le hasard y a eu plus de part que le génie. On assure que Protogène l’ayant peint avec une application extrême, et d’une manière qui ne lui déplaisait pas, ni du côté de l’Attitude, ni du côté du Coloris, il ne se trouva embarrassé que sur un seul point, savoir comment il finirait cette écume, qui sort de la gueule de ces animaux, lorsqu’ils se sont fort échauffés : car, à son avis, il ne manquait que cela à son Tableau, pour en faire une pièce achevée. Le voilà donc à travailler et à suer, autour de cette écume, toujours fort en peine comment il s’en tirera. Mais après mille coups inutiles, toute son application commence à lui déplaire : il se fâche contre lui-même et contre la peinture ; il voudrait bien attraper le naturel, et faire disparaître l’artifice, mais il ne peut ; il lui semble qu’il a trop peiné cette écume, et qu’à force d’y retoucher, il l’a écartée de la vérité. Ce n’est pas que l’écume ne fut assez bien peinte, en général, mais elle n’y paraissait pas, à son gré, telle qu’elle devait être, quand elle sort de la gueule d’un Chien échauffé. Et ce Peintre était si sévère et si difficile, qu’il ne se contentait pas du vraisemblable, en fait de Peinture, il voulait absolument le vrai. Tourmenté donc par cette même délicatesse, qui est le principe de la perfection, souvent il avait effacé l’écume, avec son éponge, souvent il l’avait recommencée ; souvent il avait changé de pinceau, pour voir s’il y réussirait mieux. Enfin, après plusieurs reprises, ne pouvant venir à bout de se satisfaire, il se dépita si fort contre l’endroit de son Chien, où son art avait échoué, qu’il jeta de colère, contre cette écume scélérate, l’éponge même qu’il avait à la main ; et qui étant déjà imbue des mêmes couleurs, les y replaça d’une manière si heureuse pour son dessein, qu’avec toute sa science et toute son application, il n’aurait jamais osé se flatter d’un tel succès : et voilà de quelle manière le Hasard produisit, cette fois-là, la Nature même, dans la Peinture.

       
      Edité à Londres, chez Guillaume Bowyer, 1725,
BNF V-2592