P. Klein et C. Devos

Agnès Rouveret

Philippe Walter

Sophie Descamps

 

 

 
   

 

 

 

 

Ecouter l'entretien      

 

Le travail sur le corpus     [3'07]

 

 
 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
 

 

 

 
 
 
   
                 
 

Le 27 janvier 2004, entretien au C2RMF avec les restauratrices Pascale Klein et Christine Devos
Propos recueillis par Nora Philippe et Charlotte Ribeyrol

 
         
Pascale Klein
restauratrice en sculpture
  Christine Devos
restauratrice en sculpture
 
           
Pourriez-vous nous présenter votre travail au C2RMF, votre formation ?

CD : Je suis restauratrice en sculpture, je travaille au C2RMF de manière ponctuelle, sur des pièces archéologiques principalement grecques. Je travaille pour d’autres musées, parfois sur des œuvres contemporaines, plus récentes : je passe du marbre à la toile…J’ai fait l’ Ecole des Beaux-Arts de Tours, filière restauration.
PK : Je suis moi aussi restauratrice en sculpture, au C2RMF depuis 19 ans, et depuis une dizaine d’années spécialisée en archéologie. Je travaille aussi pour d’autres institutions, et j’ai suivi la formation de l’IFROA [Institut français pour la restauration des œuvres d’art]
Notre travail sur le corpus des métopes de Cyrène et des stèles alexandrines et macédoniennes avec le C2RMF a duré 2 ans, et s’est terminé en juin 2001.

Vous travaillez en équipe : entre restauratrices ; mais aussi avec les scientifiques du C2RMF. Comment se passent ces collaborations ?

PK : C’est une histoire d’affinités et de connaissances qu’on partage. J’aime travailler avec des restaurateurs qui ont des connaissances complémentaires.Le département des antiquités grecques nous a demandé en 1999 d’intervenir sur des corpus de « pierre polychrome », nous en avons été très contentes ; les restaurateurs qui travaillent dans ce domaine sont peu nombreux.
CD : D’autant plus que Jean-Luc Martinez, conservateur d’antiquités grecques au Louvre, a très à cœur la polychromie. Il cherche à mettre en valeur une vision colorée de la Grèce.
PK : Les collaborations prennent des formes très différentes d’un contexte de restauration à un autre. Sur l’ensemble des stèles et des métopes, les interventions ont été très diverses et très riches. Les conservateurs du Louvre ont très bien fait circuler l’information jusqu’à nous, qu’il s’agisse d’histoire de l’art ou des analyses de laboratoire. Les analyses de Philippe Walter et les discussions avec Agnès Rouveret ont été essentielles pour nous.
CD : Nous, nous arrivons au dernier bout de la chaîne ; puis les choses repartent dans l’autre sens : nous faisons parvenir un 1e bilan, avec un constat de l’état de l’oeuvre, et si nécessaire une demande d’analyses complémentaires. Ensuite, le conservateur décide. Si on a de la chance, on a les résultats supplémentaires au moment de la restauration…

En quoi consiste une opération de restauration ?

CD : Nos interventions varient beaucoup selon les exigences du conservateur : cela va du dépoussiérage simple à une intervention beaucoup plus fondamentale de dégagement [enlever les salissures et les dépôts organiques et calcaires] comme celui que nous avons fait sur les métopes de Cyrène. Il y a toute une palette à définir après observation de l’objet et discussion avec le conservateur. Nous faisons des propositions, des tests éventuellement, puis nous expliquons au conservateur ce qu’il peut attendre de telle ou telle intervention. C’est lui qui décide de la finalité : pour une exposition, pour de la conservation.
PK : Quand il y a une étude en cours ou une exposition à venir, par exemple sur les métopes, cela stimule tout le monde, le conservateur, le restaurateur. Sur les métopes, on aurait pu se contenter de nettoyer très légèrement. Mais les analyses de Philippe Walter nous ont poussé à faire davantage, puisqu’elles ont identifié une couche organique de salissure, qu’il fallait donc enlever. C’est un exemple de dialogue très serré entre la restauration et la recherche scientifique, car ces découvertes sont intervenues pendant notre travail et l’ont infléchi vers un nettoyage accru. Et l’objet nettoyé lui-même peut déclencher, par ce qu’il révèle, des analyses chimiques plus poussées encore.
CD : Et le tout sur fond de dialogue avec Agnès Rouveret. Cela a été extraordinaire de collaborer comme cela avec un chercheur. C’est rare !
PK : Oui, il y a eu un cumul de facteurs très positifs dans cette campagne de restauration.
CD : Par contre, nous n’avons pas effectué de nettoyage en profondeur sur les stèles de Volos, qui ne représentaient qu’un petit travail, un petit nettoyage. On les a un peu regardées au microscope et à lumière rasante. Mais il n’y a pas eu d’analyses effectuées.

Parce qu’il y avait moins d’altération, aussi ?

PK : Oui, aussi. Il y avait moins de problème de lecture, moins de problème de conservation. C’était poussiéreux et sale, mais pas totalement métamorphosé comme les métopes de Cyrène, qui avaient vraiment changé d’aspect, qui étaient devenues totalement illisibles.

Pourriez-vous détailler toutes les étapes successives d’une opération de restauration, et en particulier sur ce corpus de métopes et de stèles ?

PK : Il s’agit d’abord de faire un constat d’état et de prendre des photos. On essaye de « sentir » l’objet dans son état de conservation, dans sa matérialité, dans le « comportement » des divers matériaux. On fait un bilan technique de son histoire matérielle, des anciennes restaurations qu’il a subi. Puis on procède à des tests. Des tests d’enlèvements de colle, par exemple, pour voir ce que cela fait à l’objet si on l’enlevait. On a eu notamment des problèmes sur 3 stèles calcaires, recollées à la colle laque. Et ensuite on fait des propositions au conservateur, qui répond en formulant un cahier des charges. Puis on reprend le travail, on reprend des photos plus précises pour avoir un bon bilan, et on procède au dépoussiérage puis au nettoyage ; parallèlement, à un « refixage » s’il y a polychromie.

Un refixage ? C'est-à-dire ?

PK : C’est redonner un petit peu d’adhérence à la couche picturale en fonction de sa nature et de la nature du support. C’est introduire, avec un pinceau fin ou une seringue, entre le support et la couche de peinture, une colle, bien sûr préalablement testée et rigoureusement choisie, qui a assez de fluidité pour se répandre mais pas trop non plus, sinon elle est absorbée par le support : invisible, réversible, la plus matte possible, elle ne doit pas changer la nature du support ni celle de la peinture.
CD : On fait parfois un fixage préalable, et ensuite un autre en cours de travail, pour affiner.
PK : Une étape fréquente de la restauration ne s’est pas présentée dans le cas des métopes : nous n’avons pas eu à enlever des restaurations précédentes, à dégougeonner les supports [enlever les gougeons en métal destinés à fixer des supports apocryphes, type socle] par exemple, ce qui est une opération longue et fastidieuse, mais qui permet de débarrasser l’objet et de retrouver son intégrité.
Sinon, nous ne faisons que très peu de retouches (des retouches à l’aquarelle, au pastel) pour l’archéologie grecque. Surtout dans ce département : le conservateur Jean-Luc Martinez souhaite vraiment qu’il y ait un minimum d’interventions.
CD : Et puis tout au long de notre travail, nous avons élaboré un rapport de restauration avec des notes, des questions, des généralités et une synthèse qui utilise les analyses de Philippe Walter. On fournit aussi une analyse du support lithique, la manière dont il est coupé, les traces des instruments utilisés pour la coupe ; et une description de la couche picturale. Nous montrons des photos « avant/ après ».En fait, dépoussiérage, nettoyage, et parfois fixage de la polychromie sont les opérations de base de conservation : on pourrait s’arrêter là. Mais parfois, s’il y a une présentation à venir ou autre impératif (une recherche spécifique, ou un prêt à un autre musée), s’il existe un budget, alors, le conservateur peut exiger une restauration plus minutieuse.
CD et PK : Par exemple, ceci est un fragment de lit funéraire de Salonique. C’est une pierre calcaire assez grossière, il y a plusieurs couches d’enduit qui se termine par une enduit fin et tout un motif peint, avec un fond un peu pourpre en trompe-l’œil. Et sur toute une partie, il y avait, si on regarde de plus près, des dessins jaunes en-dessous de concrétions calcaires. Là, on a fait une première étude, de deux jours, qui nous a permis de resituer les enduits et de comprendre comment tout fonctionnait, et ensuite, au vu des études et des essais de nettoyage, on nous a demandé de dégager les concrétions, ce qu’on a fait au microscope binoculaire. On a dépoussiéré, légèrement nettoyé, refixé, dégagé les concrétions et quasiment pas fait de retouches !
CD : On a fait quand même un peu de retouches, parce qu’il y avait cet enduit blanc vif qui empêchait la visibilité, qui « mangeait » les autres teintes, comme dans une photo avec flash…

La présence d’un budget, et une restauration plus minutieuse, c’est ce qui s’est passé pour les métopes ?...

CD : C'est ce qui s’est passé pour les métopes.
PK : C’est là qu’est intervenue l’aide précieuse d’Agnès Rouveret, qui a beaucoup dialogué avec nous. Nous avons rencontré des problèmes dans le choix du nettoyage, presque point par point. Dans presque chaque petit trou de la porosité de la pierre, on avait une question.
CD : C’était plus qu’un nettoyage, c’était un dégagement sous loupe binoculaire à la pointe du scalpel, dégager chaque salissure noire de chaque petite porosité.
PK : Avec, à chaque coup de scalpel, la question : « est-ce qu’on n’enlève pas un peu de pigment, prisonnier d’un reste de consolidation ? » C’est toujours difficile à dire à l’œil nu, et même avec un fort grossissement. C’est là que les discussions avec les conservateurs et Agnès Rouveret on été très importantes. Et quand on était dans le doute, on a laissé tel quel.

Sur quoi portaient les orientations d’Agnès Rouveret, par exemple ?

PK et CD : Ses conseils portaient surtout sur l’identification des motifs. Parce que lorsque la couche picturale est usée, on peut vraiment facilement la confondre avec de la salissure de surface. Comment distinguer indubitablement le contour d’une auréole de saleté d’un contour dessiné ? A chaque centimètre carré se posaient de telles questions, car les pigments étaient très peu liés, la couche picturale très translucide, et le fond sans aucun enduit de préparation, sans aucune couche de peinture.
Prenons l’exemple de la métope « Scène d’éducation ». On discerne une zone noircie dans le fond : s’agit-il d’un décor, d’un feuillage, ou bien d’un résidu de consolidation, qu’on ne sait pas dater et qui se serait davantage fixé à cet endroit-là ? On a fait un nettoyage, mais dans le doute on a laissé. Personne ne pouvait trancher ; il faudrait reprendre des analyses encore plus poussées, mais même, ce serait incertain, encore...Nous avons passé aussi deux jours à se demander, toujours sur cette même métope, ce qu’il y a sur la tête de la jeune femme qui reçoit le coup de baguette. En fait, c’est sa main : elle se protège de son bras !
CD : Cela transparaît dans le rapport de restauration que l’on a fait. Nous avons décidé d’expliciter le choix de nettoyage image par image, point par point. Le département et Agnès Rouveret désiraient que l’on fasse des mises en couleur. C’est toujours très tendancieux, toujours très difficile de rester objectif, de ne pas se laisser entraîner. On est restées au plus près de ce qu’on voyait.
PK : Sur la métope du panier par exemple, on voyait une suite de petits points rouges ; on avait très très envie de les relier entre eux pour faire une ligne, vous savez, comme dans les jeux d’enfant. Eh bien, non, on l’a laissé tel quel sur le dessin.

En somme, quelles ont été les principales difficultés de ce travail?

PK : C’est toujours le degré d’intervention : savoir où s’arrêter. Se dire qu’à un moment donné, on a rempli le cahier des charges. Ce n’est pas parfait, mais on ne doit pas continuer, parce que la prudence l’exige, parce que le projet vient à échéance. On travaille toujours sans prendre de risque pour l’objet; mais on a souvent un sentiment d’insatisfaction… : c’est un travail sans fin.
CD : Dans le cas des stèles, la difficulté, cela a surtout été de se battre avec des anciens collages qui ne tenaient plus, et qui avaient été fait avec des matériaux irréversibles. Les stèles d’Alexandrie étaient en morceaux. Mais la gomme-laque, qui est une substance qu’on a utilisé pendant longtemps comme adhésif, avait si bien imprégné le calcaire blanc qu’elle avait produit une coloration rouge. Sur les tranches, cet adhésif avait coulé en des traînées noires ; il était impossible de l’enlever, et du coup difficile d’appliquer de nouveaux adhésifs.
PK : Oui, de manière générale, les grosses difficultés proviennent en réalité des interventions antérieures. Après tout, je ne sais pas ce qu’on pensera de nos restaurations dans deux siècles, on utilise des produits réversibles à notre sens, mais on ne les a testés que sur 50-60 ans…
CD : Oui mais quand même, on ne perce plus de trous ! on ne colle plus ! Je dirais qu’au niveau du nettoyage, une des difficultés, en tout cas subtilités de cette restauration a été de varier, sur le même support, les techniques, les approches matérielles. Parce que le peintre des métopes a employé plusieurs techniques lui-même : il a peint à la fois à fresque pour les carnations, au plomb pour lier les pigments, et enfin à l’encaustique, pour certaines parties jaunes et oranges : les bijoux, les cheveux, et la robe de la femme sur la balançoire. C’est en même temps un mélange complexe de raffinement et de ce qu’on pourrait appeler de « négligence », ou ce qui semble l’être : la pierre n’a pas du tout été enduite d’une préparation préalable, ce qui est étonnant. On perçoit encore des coquillages, des fossiles dans cette pierre, sous la peinture. Et par exemple, le visage de la jeune fille qui porte le panier a été peint pile dans un trou de la pierre, dans une irrégularité !
PK : Mais c’est aussi grâce à cette absence d’enduit sur le fond que la peinture a si bien résisté au temps. Elle est restée accrochée ; si les perforations avaient été emplies d’un enduit, l’enduit aurait sûrement été dissous par les eaux de ruissellement et ces zones de peinture auraient été éliminées….


Gardez-vous des travaux de restauration que vous avez effectués sur ce corpus des souvenirs mémorables de joies, de surprises ?

CD et PK : Oui, bien sûr, de l’émotion devant les métopes de Cyrène, de la jubilation même. Nous faisions des découvertes extraordinaires en parlant avec Agnès Rouveret.
PK : Dans les dix dernières années, c’est mon meilleur souvenir.
CD : Faire la connaissance d’Agnès Rouveret a représenté une grande chance pour nous, surtout autour d’objets aussi passionnants et émouvants. On a la chance d’entrer dans l’intimité des œuvres, de manipuler les objets pendant des heures… C’est le privilège du métier. Surtout avec les métopes : ils ont apporté beaucoup de joie à beaucoup de monde, aux conservateurs aussi. A l’origine, on ne voyait rien, c’était illisible - et ils sont devenus des objets colorés et vivants.