Pourriez-vous nous présenter
votre travail au C2RMF, votre formation ?
CD : Je suis restauratrice en sculpture, je travaille au C2RMF de
manière ponctuelle, sur des pièces archéologiques
principalement grecques. Je travaille pour d’autres musées,
parfois sur des œuvres contemporaines, plus récentes
: je passe du marbre à la toile…J’ai fait l’ Ecole
des Beaux-Arts de Tours, filière restauration.
PK : Je suis moi aussi restauratrice en sculpture, au C2RMF depuis
19 ans, et depuis une dizaine d’années spécialisée
en archéologie. Je travaille aussi pour d’autres institutions,
et j’ai suivi la formation de l’IFROA [Institut français
pour la restauration des œuvres d’art]
Notre travail sur le corpus des métopes de Cyrène et
des stèles alexandrines et macédoniennes avec le C2RMF
a duré 2 ans, et s’est terminé en juin 2001.
Vous travaillez en équipe : entre restauratrices ; mais
aussi avec les scientifiques du C2RMF. Comment se passent ces collaborations
?
PK : C’est une histoire d’affinités et de connaissances
qu’on partage. J’aime travailler avec des restaurateurs
qui ont des connaissances complémentaires.Le département
des antiquités grecques nous a demandé en 1999 d’intervenir
sur des corpus de « pierre polychrome », nous en avons été très
contentes ; les restaurateurs qui travaillent dans ce domaine sont
peu nombreux.
CD : D’autant plus que Jean-Luc Martinez, conservateur d’antiquités
grecques au Louvre, a très à cœur la polychromie.
Il cherche à mettre en valeur une vision colorée de
la Grèce.
PK : Les collaborations prennent des formes très différentes
d’un contexte de restauration à un autre. Sur l’ensemble
des stèles et des métopes, les interventions ont été très
diverses et très riches. Les conservateurs du Louvre ont très
bien fait circuler l’information jusqu’à nous,
qu’il s’agisse d’histoire de l’art ou des
analyses de laboratoire. Les analyses de Philippe Walter et les discussions
avec Agnès Rouveret ont été essentielles pour
nous.
CD : Nous, nous arrivons au dernier bout de la chaîne ; puis
les choses repartent dans l’autre sens : nous faisons parvenir
un 1e bilan, avec un constat de l’état de l’oeuvre,
et si nécessaire une demande d’analyses complémentaires.
Ensuite, le conservateur décide. Si on a de la chance, on
a les résultats supplémentaires au moment de la restauration…
En quoi consiste une opération de restauration ?
CD : Nos interventions varient beaucoup selon les exigences du conservateur
: cela va du dépoussiérage simple à une intervention
beaucoup plus fondamentale de dégagement [enlever les salissures
et les dépôts organiques et calcaires] comme celui que
nous avons fait sur les métopes de Cyrène. Il y a toute
une palette à définir après observation de l’objet
et discussion avec le conservateur. Nous faisons des propositions,
des tests éventuellement, puis nous expliquons au conservateur
ce qu’il peut attendre de telle ou telle intervention. C’est
lui qui décide de la finalité : pour une exposition,
pour de la conservation.
PK : Quand il y a une étude en cours ou une exposition à venir,
par exemple sur les métopes, cela stimule tout le monde, le
conservateur, le restaurateur. Sur les métopes, on aurait
pu se contenter de nettoyer très légèrement.
Mais les analyses de Philippe Walter nous ont poussé à faire
davantage, puisqu’elles ont identifié une couche organique
de salissure, qu’il fallait donc enlever. C’est un exemple
de dialogue très serré entre la restauration et la
recherche scientifique, car ces découvertes sont intervenues
pendant notre travail et l’ont infléchi vers un nettoyage
accru. Et l’objet nettoyé lui-même peut déclencher,
par ce qu’il révèle, des analyses chimiques plus
poussées encore.
CD : Et le tout sur fond de dialogue avec Agnès Rouveret.
Cela a été extraordinaire de collaborer comme cela
avec un chercheur. C’est rare !
PK : Oui, il y a eu un cumul de facteurs très positifs dans
cette campagne de restauration.
CD : Par contre, nous n’avons pas effectué de
nettoyage en profondeur sur les stèles de Volos, qui ne représentaient
qu’un petit travail, un petit nettoyage. On les a un peu regardées
au microscope et à lumière rasante. Mais il n’y
a pas eu d’analyses effectuées.
Parce qu’il y avait moins d’altération, aussi
?
PK : Oui, aussi. Il y avait moins de problème de lecture,
moins de problème de conservation. C’était poussiéreux
et sale, mais pas totalement métamorphosé comme les
métopes de Cyrène, qui avaient vraiment changé d’aspect,
qui étaient devenues totalement illisibles.
Pourriez-vous détailler toutes les étapes successives
d’une opération de restauration, et en particulier sur
ce corpus de métopes et de stèles ?
PK : Il s’agit d’abord de faire un constat d’état
et de prendre des photos. On essaye de « sentir » l’objet
dans son état de conservation, dans sa matérialité,
dans le « comportement » des divers matériaux.
On fait un bilan technique de son histoire matérielle, des
anciennes restaurations qu’il a subi. Puis on procède à des
tests. Des tests d’enlèvements de colle, par exemple,
pour voir ce que cela fait à l’objet si on l’enlevait.
On a eu notamment des problèmes sur 3 stèles calcaires,
recollées à la colle laque. Et ensuite on fait des
propositions au conservateur, qui répond en formulant un cahier
des charges. Puis on reprend le travail, on reprend des photos plus
précises pour avoir un bon bilan, et on procède au
dépoussiérage puis au nettoyage ; parallèlement, à un « refixage » s’il
y a polychromie.
Un refixage ? C'est-à-dire ?
PK : C’est redonner un petit peu d’adhérence à la
couche picturale en fonction de sa nature et de la nature du support.
C’est introduire, avec un pinceau fin ou une seringue, entre
le support et la couche de peinture, une colle, bien sûr préalablement
testée et rigoureusement choisie, qui a assez de fluidité pour
se répandre mais pas trop non plus, sinon elle est absorbée
par le support : invisible, réversible, la plus matte possible,
elle ne doit pas changer la nature du support ni celle de la peinture.
CD : On fait parfois un fixage préalable, et ensuite un autre
en cours de travail, pour affiner.
PK : Une étape fréquente de la restauration ne s’est
pas présentée dans le cas des métopes : nous
n’avons pas eu à enlever des restaurations précédentes, à dégougeonner
les supports [enlever les gougeons en métal destinés à fixer
des supports apocryphes, type socle] par exemple, ce qui est une
opération longue et fastidieuse, mais qui permet de débarrasser
l’objet et de retrouver son intégrité.
Sinon, nous ne faisons que très peu de retouches (des retouches à l’aquarelle,
au pastel) pour l’archéologie grecque. Surtout dans
ce département : le conservateur Jean-Luc Martinez souhaite
vraiment qu’il y ait un minimum d’interventions.
CD : Et puis tout au long de notre travail, nous avons élaboré un
rapport de restauration avec des notes, des questions, des généralités
et une synthèse qui utilise les analyses de Philippe Walter.
On fournit aussi une analyse du support lithique, la manière
dont il est coupé, les traces des instruments utilisés
pour la coupe ; et une description de la couche picturale. Nous montrons
des photos « avant/ après ».En fait, dépoussiérage,
nettoyage, et parfois fixage de la polychromie sont les opérations
de base de conservation : on pourrait s’arrêter là.
Mais parfois, s’il y a une présentation à venir
ou autre impératif (une recherche spécifique, ou un
prêt à un autre musée), s’il existe un
budget, alors, le conservateur peut exiger une restauration plus
minutieuse.
CD et PK : Par exemple, ceci est un fragment de lit
funéraire
de Salonique. C’est une pierre calcaire assez grossière,
il y a plusieurs couches d’enduit qui se termine par une enduit
fin et tout un motif peint, avec un fond un peu pourpre en trompe-l’œil.
Et sur toute une partie, il y avait, si on regarde de plus près,
des dessins jaunes en-dessous de concrétions calcaires. Là,
on a fait une première étude, de deux jours, qui nous
a permis de resituer les enduits et de comprendre comment tout fonctionnait,
et ensuite, au vu des études et des essais de nettoyage, on
nous a demandé de dégager les concrétions, ce
qu’on a fait au microscope binoculaire. On a dépoussiéré,
légèrement nettoyé, refixé, dégagé les
concrétions et quasiment pas fait de retouches !
CD : On a fait quand même un peu de retouches,
parce qu’il y avait cet enduit blanc vif qui empêchait
la visibilité,
qui « mangeait » les autres teintes, comme dans une photo
avec flash…
La présence d’un budget, et une restauration plus minutieuse,
c’est ce qui s’est passé pour les métopes
?...
CD : C'est ce qui s’est passé pour les métopes.
PK : C’est là qu’est intervenue l’aide précieuse
d’Agnès Rouveret, qui a beaucoup dialogué avec
nous. Nous avons rencontré des problèmes dans le choix
du nettoyage, presque point par point. Dans presque chaque petit
trou de la porosité de la pierre, on avait une question.
CD : C’était plus qu’un nettoyage, c’était
un dégagement sous loupe binoculaire à la pointe du
scalpel, dégager chaque salissure noire de chaque petite porosité.
PK : Avec, à chaque coup de scalpel, la question : « est-ce
qu’on n’enlève pas un peu de pigment, prisonnier
d’un reste de consolidation ? » C’est toujours
difficile à dire à l’œil nu, et même
avec un fort grossissement. C’est là que les discussions
avec les conservateurs et Agnès Rouveret on été très
importantes. Et quand on était dans le doute, on a laissé tel
quel.
Sur quoi portaient les orientations d’Agnès Rouveret,
par exemple ?
PK et CD : Ses conseils portaient surtout sur l’identification
des motifs. Parce que lorsque la couche picturale est usée,
on peut vraiment facilement la confondre avec de la salissure de
surface. Comment distinguer indubitablement le contour d’une
auréole de saleté d’un contour dessiné ?
A chaque centimètre carré se posaient de telles questions,
car les pigments étaient très peu liés, la couche
picturale très translucide, et le fond sans aucun enduit de
préparation, sans aucune couche de peinture.
Prenons l’exemple de la métope « Scène
d’éducation ». On discerne une zone noircie dans
le fond : s’agit-il d’un décor, d’un feuillage,
ou bien d’un résidu de consolidation, qu’on ne
sait pas dater et qui se serait davantage fixé à cet
endroit-là ? On a fait un nettoyage, mais dans le doute on
a laissé. Personne ne pouvait trancher ; il faudrait reprendre
des analyses encore plus poussées, mais même, ce serait
incertain, encore...Nous avons passé aussi deux jours à se
demander, toujours sur cette même métope, ce qu’il
y a sur la tête de la jeune femme qui reçoit le coup
de baguette. En fait, c’est sa main : elle se protège
de son bras !
CD : Cela transparaît dans le rapport de restauration que l’on
a fait. Nous avons décidé d’expliciter le choix
de nettoyage image par image, point par point. Le département
et Agnès Rouveret désiraient que l’on fasse des
mises en couleur. C’est toujours très tendancieux, toujours
très difficile de rester objectif, de ne pas se laisser entraîner.
On est restées au plus près de ce qu’on voyait.
PK : Sur la métope du panier par exemple, on voyait une suite
de petits points rouges ; on avait très très envie
de les relier entre eux pour faire une ligne, vous savez, comme dans
les jeux d’enfant. Eh bien, non, on l’a laissé tel
quel sur le dessin.
En somme, quelles ont été les principales difficultés
de ce travail?
PK : C’est toujours le degré d’intervention : savoir
où s’arrêter.
Se dire qu’à un moment donné, on a rempli
le cahier des charges. Ce n’est pas parfait, mais on ne doit
pas continuer, parce que la prudence l’exige, parce que le
projet vient à échéance. On travaille toujours
sans prendre de risque pour l’objet; mais on a souvent un sentiment
d’insatisfaction… : c’est un travail sans fin.
CD : Dans le cas des stèles, la difficulté, cela a
surtout été de se battre avec des anciens collages
qui ne tenaient plus, et qui avaient été fait avec
des matériaux irréversibles. Les stèles d’Alexandrie étaient
en morceaux. Mais la gomme-laque, qui est une substance qu’on
a utilisé pendant longtemps comme adhésif, avait si
bien imprégné le calcaire blanc qu’elle avait
produit une coloration rouge. Sur les tranches, cet adhésif
avait coulé en des traînées noires ; il était
impossible de l’enlever, et du coup difficile d’appliquer
de nouveaux adhésifs.
PK : Oui, de manière générale, les grosses difficultés
proviennent en réalité des interventions antérieures.
Après tout, je ne sais pas ce qu’on pensera de nos restaurations
dans deux siècles, on utilise des produits réversibles à notre
sens, mais on ne les a testés que sur 50-60 ans…
CD : Oui mais quand même, on ne perce plus de trous ! on ne
colle plus ! Je dirais qu’au niveau du nettoyage, une des difficultés,
en tout cas subtilités de cette restauration a été de
varier, sur le même support, les techniques, les approches
matérielles. Parce que le peintre des métopes a employé plusieurs
techniques lui-même : il a peint à la fois à fresque
pour les carnations, au plomb pour lier les pigments, et enfin à l’encaustique,
pour certaines parties jaunes et oranges : les bijoux, les cheveux,
et la robe de la
femme sur la balançoire. C’est en même
temps un mélange complexe de raffinement et de ce qu’on
pourrait appeler de « négligence », ou ce qui
semble l’être : la pierre n’a pas du tout été enduite
d’une préparation préalable, ce qui est étonnant.
On perçoit encore des coquillages, des fossiles dans cette
pierre, sous la peinture. Et par exemple, le visage de la jeune fille
qui porte le panier a été peint pile dans un trou de
la pierre, dans une irrégularité !
PK : Mais c’est aussi grâce à cette absence d’enduit
sur le fond que la peinture a si bien résisté au temps.
Elle est restée accrochée ; si les perforations avaient été emplies
d’un enduit, l’enduit aurait sûrement été dissous
par les eaux de ruissellement et ces zones de peinture auraient été éliminées….
Gardez-vous des travaux de restauration que vous avez effectués
sur ce corpus des souvenirs mémorables de joies, de surprises
?
CD et PK : Oui, bien sûr, de l’émotion devant
les métopes de Cyrène, de la jubilation même.
Nous faisions des découvertes extraordinaires en parlant avec
Agnès Rouveret.
PK : Dans les dix dernières années, c’est mon
meilleur souvenir.
CD : Faire la connaissance d’Agnès Rouveret a représenté une
grande chance pour nous, surtout autour d’objets aussi passionnants
et émouvants. On a la chance d’entrer dans l’intimité des œuvres,
de manipuler les objets pendant des heures… C’est le
privilège du métier. Surtout avec les métopes
: ils ont apporté beaucoup de joie à beaucoup de monde,
aux conservateurs aussi. A l’origine, on ne voyait rien, c’était
illisible - et ils sont devenus des objets colorés et vivants.
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