Pourriez-vous vous présenter
?
Je suis professeur d’archéologie et
d’histoire de l’art, à l’université Paris
X-Nanterre, je suis archéologue et philologue à la
fois, puisque j’ai une formation classique complète,
et en en tant que membre de l’Ecole française de Rome,
j’ai été amenée à travailler
en Italie et à y rester, et je m’occupe actuellement
d’une équipe franco-italienne travaillant sur le site
de Paestum, et j’ai également fait ma thèse
sur la peinture antique, publiée en 1989 ; je continue naturellement à travailler
sur les corpus de peintures qui sont essentiellement des peintures
funéraires, soit en Italie méridionale – j’ai
publié avec ma collègue de Salerne, Mme Angela Pontrandolfo,
le corpus des peintures funéraires de Paestum, du Ive siècle
avant JC – et donc je viens de terminer le corpus des peintures
conservées au Louvre, d’époque hellénistique
Vous êtes philologue, quelle est l’actualité des
recherches philologiques sur l’Antiquité ?
L’étude de l’Antiquité classique
ne peut se faire que dans une optique pluridisciplinaire, donc
isoler la philologie en tant que telle n’est pas, me semble-t-il,
une bonne méthode, même si naturellement on est spécialiste
d’un domaine plutôt que d’un autre. Le cas de
la peinture antique est particulièrement exemplaire de ce
point de vue, puisque, effectivement, le corpus de textes grecs
et latins est extrêmement important, que c’est grâce à certains
ouvrages tels que l’Histoire Naturelle de Pline ou la Périhégèse
de Pausanias, ou les Imagines de Philostrate que l’on peut
se faire une idée des grands tableaux antiques et, en même
temps, on possède grâce à l’archéologie
funéraire et domestique d’immenses ensembles de décors
pariétaux, ou de tombes peintes, qui nous permettent de
constituer, du point de vue de l’archéologie, des
ensembles signifiants, qu’il s’agit évidemment
de confronter ensuite avec les textes. Mais il n’y aurait
pas une approche philologique qui serait illustrée par les
textes pas plus qu’il n’y a des ensembles archéologie
qui seraient éclairés par des textes puisqu’en
général les deux ordres de réalité ne
sont pas les mêmes. Je m’explique : à part,
justement, les découvertes récentes de Macédoine
ou des découvertes plus anciennes de la Rome augustéenne,
on a souvent des documents modestes, ou qui, en tout cas, ne sont
pas destinés à l’élite alors que du
point de vue des textes on a conservé des texte majeurs,
des grands intellectuels, des auteurs qui ont travaillé dans
le cadre des cités ou pour des commanditaires royaux.
Des analyses scientifiques ont renouvelé la perception
de la peinture antique, notamment du corpus macédonien ;
comment ce tisse la relation entre philologie et analyses scientifiques
? Peut-on parler d’une confirmation ou d’une infirmation
de la philologie par les analyses scientifiques, comment le débat
se renouvelle-t-il ?
Merci de cette question, parce que cela
va me permettre de faire une petite mise au point qui est le fruit
d’une
expérience et d’un enseignement. Je ne vois pas pourquoi
une analyse, parce qu’elle est physique ou chimique, serait
plus scientifique qu’une analyse qui permet d’éditer
un texte, par exemple, pour les stèles du Louvre, de transcrire
une inscription, ou de décrire le plus précisément
possible un objet, ou enfin d’analyser une coupe stratigraphique
faite sur un champ de fouille. Là, je profite de cette question,
qui est une question réelle, pour récuser un petit
peu la dichotomie que vous faites, et deuxièmement, défendre,
ce que j’ai reçu comme enseignement et ce que j’ai
essayé de diffuser moi-même en enseignant, c'est-à-dire
l’idée que l’étude de l’Antiquité,
que, je le répète, je fais d’un point de vue
d’archéologue et d’historienne de l’art,
d’une part forme un tout et d’autre part est une étude
qui procède par problèmes : chaque ensemble que l’on étudie,
qu’il s’agisse des stèles, des tombes de Paestum
ou des tombes de Macédoine, est d’abord un corpus
que l’on essaie de comprendre ; donc il n’y a pas de
Méthode avec un grand M, il n’y a pas d’approche
scientifique par-ci ou pas scientifique par-là ; on travaille
sur des micro-ensembles et on essaie de les comprendre. A ce moment-là on
utilise toutes les méthodes possibles et imaginables pour
faire parler les objets. Ne croyez pas qu’il faut attendre
les dernières années, parce que nous sommes dans
une époque très technicienne, et je ne dis pas ça
au bon sens du terme, pour qu’on se soit intéressé à ses
analyses physico-chimiques faites sur la peinture. C’est
même justement parce que, lorsque je terminais ma thèse
et que je commençais – François Villard qui était à l’époque
conservateur général, dirigeait à l’époque
le département du Louvre, m’avait proposé de
travailler sur les stèles – c’est justement
parce que je connaissait déjà les travaux des Allemands,
que seules des analyses de type physico-chimique pouvaient restituer
une description réelle, par exemple des fonds des stèles,
c’est pour cela que depuis pas mal d’années
déjà nous avons fait ces programmes, qui ont pu être
réalisés grâce au soutien de M. Pasquier,
qui avait succédé à M. Villard et à celui
de M. Mohen, qui dirige le Laboratoire de recherche et de restauration
des musées de France. Donc c’est une préoccupation
qui naissait de la nature du document : c'est-à-dire, les
stèles d’Alexandrie comme celles de Volos ont manifestement
des fonds qui sont grisâtres ou invisibles, donc il était évident
que la couleur apparente n’était pas la couleur réelle.
Dans le cas des peintures de Cyrène, on s’était
interrogé depuis leur découverte, sur la couleur
de la peau noire des femmes, qui contrastait avec la chair rouge
des hommes. Là, la recherche scientifique/chimique avait été une étape
essentielle dans le processus d’investigation. Dans le cas
des peintures funéraires de Paestum, il n’y avait
pas ce problème car les pigments étaient immédiatement
visibles (un peu altérés, mais encore perceptibles).
Il est vrai qu’aujourd'hui, depuis une dizaine
d’années, les méthodes d’analyse elles-mêmes
se sont beaucoup amélioré, beaucoup affiné,
et qu’on obtient – et le travail de Philippe Walter
est à ce point de vue tout à fait exemplaire – les
données extrêmement riches qui sont au cœur de
la thèse que vient de soutenir ce jeune docteur grec Hariklia
Brécoulaki – apportent toute une série de notions
nouvelles sur les manières dont les peintres préparaient
leurs couleurs, les mélangeaient, les appliquaient. Mais
si vous m’interrogez sur les tableaux d’Apelle ou de
Zeuxis, n’oubliez jamais que le témoignage des textes
nous apprend que ces peintures étaient essentiellement exécutés
sur des panneaux de bois et pas du tout sur des panneaux de pierre
et que même lorsqu’ils étaient insérés
dans des architectures monumentales, comme à Athènes
ou à Delphes (c’étaient de grands panneaux
accrochés aux parois, nous le savons par l’archéologie
justement, par exemple par la fouille de la Stoa Poikilè,
), donc vous voyez bien
que reconstituer de la peinture (c’est d’ailleurs la
même chose
pour la sculpture), c’est mettre en jeu tout un environnement
où le philologue, l’archéologue, le spécialiste
des couleurs a son mot à dire. Je crois qu’il faut
se défier d’une analyse qui opposerait ce qui est
la grande tradition d’étude de l’archéologie
classique, qui fonctionne par problèmes, et qui doit toujours
fonctionner par problème. Là, quand on parle
de peinture antique, il y a de grands noms qu’il ne faut
pas oublier, de grands spécialistes de la peinture comme
Bianchi-Bandinelli par exemple. Quand vous remettez le nez dans
ses livres ou bien dans les publications particulières de
tel ou tel spécialiste, comme celle d’Achille Adriani
sur les tombes de Mustafa Pacha, ou les grands livres de Roustocev,
vous verrez en fait que les grandes questions posées à la
peinture à l’époque de Reinach le sont toujours.
Pour donner un exemple de "controverse" (qui
a par ailleurs été soulevée
par le jury, dont vous étiez membre, à la fin de
la soutenance de la thèse d'Hariklia Brécoulaki,
soutenue en décembre 2003), la question de la tétrachromie
est un point central de la confrontation entre données physico-chimiques
et textes pliniens. Comment vous situez-vous dans le débat
?
Le problème de cette palette limitée à quatre
couleurs des peintres classiques a fait couler beaucoup d’encre.
La question reste à la fois la même et change au fur
et à mesure. C’est un type de question qui nous vient
des textes. Si nous n’avions pas les ouvrages théoriques,
les quelques réflexions (car il n’y en a pas beaucoup)
de Cicéron et de Pline, personne ne parlerait de tétrachromie,
parce que l’examen des document figurés n’aurait
pas du tout fait jaillir ce genre de question – sauf si,
peut-être, en comparant la céramique attique à figures
rouges, on se demandait si ces grands cratères transposaient,
peut-être, la peinture pariétale, mais cela aurait été gratuit… Par
contre il est vrai que dans les traités de rhétorique
latins cette thématique de la palette limitée revient
et d’ailleurs revient de manière contradictoire, ce
ne sont pas toujours les mêmes peintres qui sont cités.
On voit donc, et j’avais insisté là-dessus
dans la thèse, parce que Hariklia Brécoulaki
avait tendance à dire qu’il ne fallait pas trop s’appuyer
sur les textes, qui compliquent tout, moi, j’avais dit non,
parce que si un orateur utilise ces références pour
faire passer un discours somme toute assez général
sur le style, c’est que, pour ses contemporains, il y a effectivement
des types de tableaux qui sont avec une palette plus ou moins limitée,
plus ou moins éclatante, plus ou moins brillante.
Alors cela dit, bien évidemment, comme on a perdu
les tableaux des grands maîtres, l’examen des corpus
particuliers… – et notamment celui des peintures macédoniennes,
qui est absolument splendide et qui a permis enfin de comprendre
ce que pouvaient être ces grandes figures peintes du Ive
s., en même temps, malgré sa richesse, la peinture
macédonienne reste un corpus particulier. Donc, désolée,
mais Zeuxis, Parrhasios ou même Apelle sont encore perdus.
On ne peut pas savoir en regardant ce dont on dispose, quelle était
vraiment l’étendue et l’existence de ces palettes.
Je crois néanmoins, parce qu’à la fin du IVe
siècle par exemple la documentation est suffisamment abondante,
on voit bien que même telle ou telle tombe macédonienne,
les harmoniques de couleurs sont plus ou moins en effet des tons
feutrés, atténués, ou au contraire des tons
très éclatants. Je crois qu’il n’est
jamais de bonne méthode de dire que les textes ne servent à rien – c’est être
un peu injuste avec le Ciel, parce que quand on a la chance d’avoir
des textes, ils apportent toujours des renseignements. Parce que
dans beaucoup de contextes archéologiques, par exemple dans
le cas de Paestum que j’ai étudié par ailleurs,
quand on n’a pas de textes du tout, je vous assure que l’on
est encore plus démuni ! Le texte, évidemment n’est
pas une donnée brute. Il est lui-même inscrit dans
un cadre idéologique propre. Mais, on défait les
cadres et je pense que l’on trouve des éléments.
Donc par exemple en montrant l’importance du bleu ou du vert
dans les peintures pariétales de Macédoine, Hariklia
Brécoulaki met au premier plan dès cette période-là la
contradiction entre ce que diraient certains auteurs et ce qu’il
y a dans ce corpus particulier. Cela permet de reposer la question
mais pas de rejeter les textes, ou de considérer que les
textes n’apportent rien.
Par expérience, et venant des textes, et ayant gardé cette
familiarité et avec le Latin et avec le Grec, par expérience
(puisque j’ai édité le commentaire du livre
36 de l’Histoire Naturelle) je peux vous assurer que je n’en
suis jamais sortie, je pense toujours à ces petites phrases
que je ne parvenais pas à bien commenter ou sur lesquelles
je ne trouvais pas de commentaires satisfaisants, et au fur et à mesure
d’une expérience de vie, ou avec la possibilité de
lire des thèse, jusqu’ici j’ai toujours trouvé des
réponses à des questions que je m’étais
posées, qui montraient que le texte de Pline était
un texte fiable, porteur d’un intérêt réel.
J’insiste beaucoup là-dessus car en France on a une
attitude qui sépare de manière tout à fait
arbitraire l’étude des langues anciennes de l’étude
de l’archéologie et l’étude de l’histoire.
C’est un tout où, pour répondre encore à votre
question de tout à l’heure, à la place des
analyses scientifiques, elles sont faites sur les objets archéologiques.
C’est l’archéologie qui est au centre. Je crois
qu’il se passe quelque chose de très important aujourd'hui
dans l’archéologie classique, à condition qu’elle
continue à vivre, c’est qu’elle peut désormais
intégrer à toute sa tradition textuelle toutes les
approches techniques, physiques, scientifiques (qui se sont développés
beaucoup plus vite et beaucoup plus massivement dans d’autres
secteurs de l’archéologie, je pense à la préhistoire, à la
protohistoire, tout simplement, parce que la nature même
de l’objet qu’on questionnait faisait que le recours
aux données de l’environnement, etc., faute de textes
aussi, qui ne pouvaient pas donner un départ à la
problématisation, les rendait nécessaires). Vous
voyez donc bien qu’aujourd'hui l’archéologie
classique est à la croisée des chemins. Mais encore
une fois les analyses physico-chimiques pour être utilisables
par l’archéologue, doivent s’intégrer
dans les questionnements de l’archéologue. Sinon,
et c’est cela qui a été passionnant dans la
rencontre avec Philippe Walter, qui lui-même est un scientifique
qui s’intéresse plus à des phénomènes
chimiques et physiques – le scientifique n’est pas
seulement une source d’informations…
Vous avez mentionné cette collaboration avec Philippe
Walter, mais comment avez-vous travaillé avec les restauratrices?
Mon regret, c’est de ne pas avoir pu passer
plus de temps avec elles ! Bien évidemment, et c’est
un problème majeur, la tâche de l’archéologue
n’est pas seulement de « sortir » des objets,
mais aussi de veiller à leur conservation, leur restauration
et évidemment, le but ultime, la présentation au
public. Il est rare que l’archéologue puisse travailler
avec le restaurateur. Or il est vrai que sur des peintures pariétales,
qui sont très délicates, fragiles, la découverte
millimètre par millimètre des éléments
du décor qui a été faites par ces deux restauratrices
qui sont d’une sensibilité extrême, est un travail
indispensable. On a eu une chance exceptionnelle (qu’on a
favorisée). L’apport a été réciproque.
Mais, et c’est ce que j’avais fait avec ma collègue à Paestum,
il est très important cependant de laisser le restaurateur
ou le dessinateur travailler seul sur le document pour ne pas l’influencer,
et venir dans un second temps mais pas tout de suite.
Pourriez-vous nous faire part de remarques plus spécifiques
au corpus du Louvre. Sur l’interprétation des motifs,
sur la singularité des couleurs. Qu’ont apporté le
catalogage et l’étude de ce corpus à votre
travail ?
C’est un travail assez ancien, que j’ai
débuté il y a longtemps, alors que je terminais ma
thèse ; mais pour des raisons de calendrier administratif,
c’est un travail que j’ai repris par à-coups
; d’abord parce qu’il a fallu monter les collaborations,
-- et je tiens à saluer à ce propos l’aide
que j’ai eue tout de suite des responsables, aussi bien M.
Pasquier que M. Mohen, et j’ai aussi pu travailler au Musée
de Saint-Germain-enLaye, avec le directeur Patrick Perin, tout
le monde a beaucoup facilité les choses –, et c’est
finalement ce qui m’a le plus intéressé, puisque
dans le temps s’est constituée une sorte de petite équipe
informelle, dont vous voyez maintenant les résultats ; et
ce corpus qui était ingrat, au fond, ce corpus, -- des stèles,
entreposées depuis longtemps et dans un état un peu
effacé dès leur entrée au Louvre (c’est
le problème de toutes ces peintures sur pierre) –,
c’est exactement l’inverse des peintures macédoniennes
découvertes récemment (la tombe de Philippe II, etc),
des monuments splendides et flamboyants. Mais en même temps,
comme pour toutes les choses ingrates, justement parce qu’on
n’est pas écrasé par la beauté, il faut
le dire – quand on est face à la tombe de Philippe
II ou des Palmettes, on ressent une certaine émotion – face à ces
documents modestes donc, on adopte d’autres méthodes.
Mises à part les métopes de Cyrène qui étaient
un très joli dossier, déjà très bien
traité par un archéologue italien, M. Bacchielli
qui avait bien mis en place tous les éléments. Un
dossier attachant : une tombe, une tombe féminine, des scènes
de la vie d’une femme…. Mais si vous regardez les photos
qui ont été prises avant la restauration, c’était
quand même tout gris, on ne voyait pas grand-chose. Donc,
l’apport de ce corpus a été celui-ci : comprendre
mieux comment étaient réellement peintes ces scènes
(voir mieux : avec les infra-rouges, mieux dégager les images);
décrire correctement les couleurs ; identifier les pigments
inconnus (ce fut le travail de Philippe Walter) découvrir
que ces fonds qui apparaissent blanchâtres, grisâtres, étaient
en fait flamboyants, oranges ou verts etc. ; montrer une polychromie
qui reste d’ailleurs en partie invisible et qui pose la question
de la restitution, éventuelle, à titre d’hypothèse.
Dans le cas des métopes de Cyrène, il y a eu l’apport
de l’analyse de Philippe Walter, qui a bien dit que le dépôt
noir à la surface était du limon, et que sous ce
noir de la chair, il y avait en fait du rose…c’est
un traitement chirurgical de l’oeuvre, sur sa surface colorée.
Les œuvres ont réagi à la façon d’un épiderme
qui était comme endormi ou vieilli, finalement, elles ont
donné beaucoup. De ce point de vue-là, c’est
une expérience très enrichissante. En fait, je me
suis beaucoup amusée avec ces documents. L’intérêt,
c’est de vous faire plonger dans le monde hellénistique
(le catalogue fera référence à Théocrite,
Callimaque). La littérature hellénistique, est rendue
insuffisamment sensible par une tradition académique trop
centrée sur la période classique, Ve-IVe siècles
; là vous la voyez les soldats et les dames, tout ce monde,
modeste mais attachant – c’est cela qui m’a plu.
Dans quelle mesure l’étude de ce corpus au sein
de vos travaux, ces dernières années, vous a permis
de progresser dans la connaissance d'une question difficile qu'on
hésite à appeler les « styles » et
qu’on appelle peut-être plus volontiers les « manières
de peindre » grecques, dans leur spécificité ?
Alors, c’est une question difficile ! Je ne
suis pas sûre qu’on puisse y répondre – autrement
que par quelques points, tout de même solides, qui relèveraient
effectivement de la manière de peindre, grâce au corpus
macédonien. C’est un point sur lequel le côté un
peu révolutionnaire des découvertes macédoniennes,
pèse à fond. Vous vous rappelez qu’au moment
où les premières peintures ont été montrées
(par exemple L’enlèvement de Perséphone), des
archéologues éminents ont mis en doute que cette
tombe put être de cette période ! c'est-à-dire
de la fin du IVe siècle. Ce n’est pas possible, ces
visages avec de petites touches, avec ces effets de fusion
optique,
c’est plus tardif, seulement à l’époque
romaine ou hellénistique tardive. Paulo Moreno
l’a dit très bien : ces peintures ont montré qu’à la
fin du IVe siècle, il existe des manières de peindre,
qui définissent aussi des styles, au-delà des conditionnements
(supports de pierre, etc.), des manières très différentes,
des manières plus pré-impressionnistes, jouant sur
la fusion optique, ou des manières au contraire, comme sur
la façade de la tombe de Philippe II, qui reposent sur les
mélanges de couleurs, les enchaînements de clair-obscur,
il y a des parties pris pour montrer le dessin graphique avec une économie
de couleurs. Donc oui, manifestement, on voit des manières
de peindre qui coexistent, et des peintres qui utilisaient l’une
ou l’autre selon leurs besoins. Mais, en revanche, une question,
qui a intéressé tous les spécialistes de la
peinture antique, définir véritablement des styles,
qui définiraient des écoles, voire remonter, dire
ce qui séparait (quand on dit Apelle c’est la grâce,
Parrhasios, c’est le contour), à mon avis, on ne peut
pas y arriver. On a déjà beaucoup progressé par
rapport à ce qu’on aurait dit il y a trente ans, mais
on n’a pas encore les éléments. Une autre piste
qui s’avère intéressante grâce à ces
découvertes récentes, et il y en aura forcément
d’autres, c’est qu’on peut beaucoup mieux comparer
avec la peinture romaine. Avec les documents romains bien conservés,
de la période hellénistique et impériale.
On peut mieux voir ce que les Romains ont repris, pastiché,
déformé, comme ils ont fait avec les sculptures.
Là, par exemple sur une paroi comme celle de la chambre à coucher
de la Villa Farnésine, où l’on voit que le
peintre s’est amusé à faire des tableaux de
type… – nous nous dirions de type lécythatique à fond
blanc – mais pour eux, « monochrome du Ve siècle »,
et puis une peinture représentant les enfances de Dionysos,
du plus pur style hellénistique, où des dames ont
les couleurs des tanagra, là, on voit bien qu’il y
a des style. Il faut être patient, peut-être bientôt,
trouvera-t-on d’autres éléments qui permettront
d’aller plus loin.
En vous lisant, on a le sentiment que toutes les grandes
questions de peinture qui vont agiter l’Occident à partir de
la Renaissance sont déjà là, littéralement à l’œuvre,
dans les productions qui sont parvenues à nous. En particulier
la question dessin/couleur, le non finito, le far presto, le mélange
optique ou sur palette. Est-ce que vous iriez jusque là ?
Ah oui, oui. Mais de ce point de vue-là, les
découvertes de Macédoine m’ont rempli de bonheur
mais ne m’ont pas surprise. Parce qu’elles apportaient
une confirmation sensible à des problèmes théoriques
dont les textes étaient porteurs. Evidemment quand on a
la chance d’aborder la peinture en lisant Platon ou Aristote,
cela facilite les choses. Mais même à partir d’un
auteur comme Pline (qui n’est pas l’imbécile
que parfois on veut imaginer), ces sources nous laisse entrevoir
effectivement l’existence de débats dans lesquels
la tradition occidentale s’est retrouvée. Les hommes
de la Renaissance, qui avaient une familiarité plus proche
de ces texte, les percevaient comme des textes de voisins, sans
rupture.
Et justement, la question de la perspective, que la Renaissance
a réinventée, se pose déjà dans la
peinture du IVe siècle, et aussi dans le corpus du Louvre.
Qu’en pensez-vous ?
C’est la question qui taraude tout le monde
! Dans mon travail de thèse, sur lequel je ne suis pas revenue – mais
sur lequel je reviendrai, parce que je veux toujours partir des
objets – ce que j’avais fait, c’était
de commencer par me heurter à Panofsky, dont le système
est superbe. J’étais donc partie d’une idée
de perspective en trompe-l’œil mais de type empirique,
c'est-à-dire qu’il n’y a pas (bien d’autres
l’ont dit avant moi) de perspective au sens où la
Renaissance l’entendait. Mais il y a certainement une réflexion élaborée
sur la restitution de différents types de trompe-l’œil
; des textes comme celui de Platon, celui de Lucrèce ou
celui de Vitruve ne laissent pas de doute à ce sujet, à mon
avis. Mais beaucoup de choses se sont développées,
se sont mises en place entre la fin du IVe et le Ier avant J.-C.
qui sont pratiquement perdues. Mais il y a quand même le
témoignage de l’architecture qui donne des signes
assez parlants. Aujourd'hui, ce que je dirais, ce qui est fondamental
et qui nous parle beaucoup, et cela se met en place très
tôt – car il y en a déjà la trace chez
Platon (Sophiste), et chez les tragiques grecs –, l’œuvre
d’art, l’objet construit (peinture, sculpture, architecture)
l’est en fonction d’un sujet qui le perçoit.
L’oeuvre est posée dans un rapport avec la subjectivité :
c’est un point fondamental. Ce qui est très intéressant
aussi, face à une Renaissance qui invente la
leggitima, c'est-à-dire qu’il n’y en a qu’une,
dans l’Antiquité, il y en a plusieurs perspectives.
Deux choses : le rapport subjectif d’une oeuvre qui joue
avec un spectateur et en même temps vous avez une multiplicité de
points de vue. Mais le fait d’avoir dégagé la
force de ce qu’un Philostrate a appelé la phantasia,
et d’avoir bien montré, comme l’avait déjà fait
Aristote, que s’il y a un public pour les œuvres d’art,
c’est parce que les hommes ont en commun la fantasia, l’imagination,
c’est quand même quelque chose de magnifique.
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