P. Klein et C. Devos

Agnès Rouveret

Philippe Walter

Sophie Descamps

 

 

 
   

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Histoire de l'Art et investigations     scientifiques     [2'29]

 

Manières de peindre     [2'36]

 

Philologie et Archéologie     [2'15]

 

 
 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
 

 

 

 
 
 
   
                 
 

Entretien avec Agnès Rouveret, le 2 février 2004
Propos recueillis par Nora Philippe, Charlotte Ribeyrol et Marie Gautheron

 
         
 

Agnès Rouveret

   
           

Pourriez-vous vous présenter ?

Je suis professeur d’archéologie et d’histoire de l’art, à l’université Paris X-Nanterre, je suis archéologue et philologue à la fois, puisque j’ai une formation classique complète, et en en tant que membre de l’Ecole française de Rome, j’ai été amenée à travailler en Italie et à y rester, et je m’occupe actuellement d’une équipe franco-italienne travaillant sur le site de Paestum, et j’ai également fait ma thèse sur la peinture antique, publiée en 1989 ; je continue naturellement à travailler sur les corpus de peintures qui sont essentiellement des peintures funéraires, soit en Italie méridionale – j’ai publié avec ma collègue de Salerne, Mme Angela Pontrandolfo, le corpus des peintures funéraires de Paestum, du Ive siècle avant JC – et donc je viens de terminer le corpus des peintures conservées au Louvre, d’époque hellénistique

Vous êtes philologue, quelle est l’actualité des recherches philologiques sur l’Antiquité ?

L’étude de l’Antiquité classique ne peut se faire que dans une optique pluridisciplinaire, donc isoler la philologie en tant que telle n’est pas, me semble-t-il, une bonne méthode, même si naturellement on est spécialiste d’un domaine plutôt que d’un autre. Le cas de la peinture antique est particulièrement exemplaire de ce point de vue, puisque, effectivement, le corpus de textes grecs et latins est extrêmement important, que c’est grâce à certains ouvrages tels que l’Histoire Naturelle de Pline ou la Périhégèse de Pausanias, ou les Imagines de Philostrate que l’on peut se faire une idée des grands tableaux antiques et, en même temps, on possède grâce à l’archéologie funéraire et domestique d’immenses ensembles de décors pariétaux, ou de tombes peintes, qui nous permettent de constituer, du point de vue de l’archéologie, des ensembles signifiants, qu’il s’agit évidemment de confronter ensuite avec les textes. Mais il n’y aurait pas une approche philologique qui serait illustrée par les textes pas plus qu’il n’y a des ensembles archéologie qui seraient éclairés par des textes puisqu’en général les deux ordres de réalité ne sont pas les mêmes. Je m’explique : à part, justement, les découvertes récentes de Macédoine ou des découvertes plus anciennes de la Rome augustéenne, on a souvent des documents modestes, ou qui, en tout cas, ne sont pas destinés à l’élite alors que du point de vue des textes on a conservé des texte majeurs, des grands intellectuels, des auteurs qui ont travaillé dans le cadre des cités ou pour des commanditaires royaux.

Des analyses scientifiques ont renouvelé la perception de la peinture antique, notamment du corpus macédonien ; comment ce tisse la relation entre philologie et analyses scientifiques ? Peut-on parler d’une confirmation ou d’une infirmation de la philologie par les analyses scientifiques, comment le débat se renouvelle-t-il ?

Merci de cette question, parce que cela va me permettre de faire une petite mise au point qui est le fruit d’une expérience et d’un enseignement. Je ne vois pas pourquoi une analyse, parce qu’elle est physique ou chimique, serait plus scientifique qu’une analyse qui permet d’éditer un texte, par exemple, pour les stèles du Louvre, de transcrire une inscription, ou de décrire le plus précisément possible un objet, ou enfin d’analyser une coupe stratigraphique faite sur un champ de fouille. Là, je profite de cette question, qui est une question réelle, pour récuser un petit peu la dichotomie que vous faites, et deuxièmement, défendre, ce que j’ai reçu comme enseignement et ce que j’ai essayé de diffuser moi-même en enseignant, c'est-à-dire l’idée que l’étude de l’Antiquité, que, je le répète, je fais d’un point de vue d’archéologue et d’historienne de l’art, d’une part forme un tout et d’autre part est une étude qui procède par problèmes : chaque ensemble que l’on étudie, qu’il s’agisse des stèles, des tombes de Paestum ou des tombes de Macédoine, est d’abord un corpus que l’on essaie de comprendre ; donc il n’y a pas de Méthode avec un grand M, il n’y a pas d’approche scientifique par-ci ou pas scientifique par-là ; on travaille sur des micro-ensembles et on essaie de les comprendre. A ce moment-là on utilise toutes les méthodes possibles et imaginables pour faire parler les objets. Ne croyez pas qu’il faut attendre les dernières années, parce que nous sommes dans une époque très technicienne, et je ne dis pas ça au bon sens du terme, pour qu’on se soit intéressé à ses analyses physico-chimiques faites sur la peinture. C’est même justement parce que, lorsque je terminais ma thèse et que je commençais – François Villard qui était à l’époque conservateur général, dirigeait à l’époque le département du Louvre, m’avait proposé de travailler sur les stèles – c’est justement parce que je connaissait déjà les travaux des Allemands, que seules des analyses de type physico-chimique pouvaient restituer une description réelle, par exemple des fonds des stèles, c’est pour cela que depuis pas mal d’années déjà nous avons fait ces programmes, qui ont pu être réalisés grâce au soutien de M. Pasquier, qui avait succédé à M. Villard et à celui de M. Mohen, qui dirige le Laboratoire de recherche et de restauration des musées de France. Donc c’est une préoccupation qui naissait de la nature du document : c'est-à-dire, les stèles d’Alexandrie comme celles de Volos ont manifestement des fonds qui sont grisâtres ou invisibles, donc il était évident que la couleur apparente n’était pas la couleur réelle. Dans le cas des peintures de Cyrène, on s’était interrogé depuis leur découverte, sur la couleur de la peau noire des femmes, qui contrastait avec la chair rouge des hommes. Là, la recherche scientifique/chimique avait été une étape essentielle dans le processus d’investigation. Dans le cas des peintures funéraires de Paestum, il n’y avait pas ce problème car les pigments étaient immédiatement visibles (un peu altérés, mais encore perceptibles).
Il est vrai qu’aujourd'hui, depuis une dizaine d’années, les méthodes d’analyse elles-mêmes se sont beaucoup amélioré, beaucoup affiné, et qu’on obtient – et le travail de Philippe Walter est à ce point de vue tout à fait exemplaire – les données extrêmement riches qui sont au cœur de la thèse que vient de soutenir ce jeune docteur grec Hariklia Brécoulaki – apportent toute une série de notions nouvelles sur les manières dont les peintres préparaient leurs couleurs, les mélangeaient, les appliquaient. Mais si vous m’interrogez sur les tableaux d’Apelle ou de Zeuxis, n’oubliez jamais que le témoignage des textes nous apprend que ces peintures étaient essentiellement exécutés sur des panneaux de bois et pas du tout sur des panneaux de pierre et que même lorsqu’ils étaient insérés dans des architectures monumentales, comme à Athènes ou à Delphes (c’étaient de grands panneaux accrochés aux parois, nous le savons par l’archéologie justement, par exemple par la fouille de la Stoa Poikilè, ), donc vous voyez bien que reconstituer de la peinture (c’est d’ailleurs la même chose pour la sculpture), c’est mettre en jeu tout un environnement où le philologue, l’archéologue, le spécialiste des couleurs a son mot à dire. Je crois qu’il faut se défier d’une analyse qui opposerait ce qui est la grande tradition d’étude de l’archéologie classique, qui fonctionne par problèmes, et qui doit toujours fonctionner par problème. Là, quand on parle de peinture antique, il y a de grands noms qu’il ne faut pas oublier, de grands spécialistes de la peinture comme Bianchi-Bandinelli par exemple. Quand vous remettez le nez dans ses livres ou bien dans les publications particulières de tel ou tel spécialiste, comme celle d’Achille Adriani sur les tombes de Mustafa Pacha, ou les grands livres de Roustocev, vous verrez en fait que les grandes questions posées à la peinture à l’époque de Reinach le sont toujours.

Pour donner un exemple de "controverse" (qui a par ailleurs été soulevée par le jury, dont vous étiez membre, à la fin de la soutenance de la thèse d'Hariklia Brécoulaki, soutenue en décembre 2003), la question de la tétrachromie est un point central de la confrontation entre données physico-chimiques et textes pliniens. Comment vous situez-vous dans le débat ?

Le problème de cette palette limitée à quatre couleurs des peintres classiques a fait couler beaucoup d’encre. La question reste à la fois la même et change au fur et à mesure. C’est un type de question qui nous vient des textes. Si nous n’avions pas les ouvrages théoriques, les quelques réflexions (car il n’y en a pas beaucoup) de Cicéron et de Pline, personne ne parlerait de tétrachromie, parce que l’examen des document figurés n’aurait pas du tout fait jaillir ce genre de question – sauf si, peut-être, en comparant la céramique attique à figures rouges, on se demandait si ces grands cratères transposaient, peut-être, la peinture pariétale, mais cela aurait été gratuit… Par contre il est vrai que dans les traités de rhétorique latins cette thématique de la palette limitée revient et d’ailleurs revient de manière contradictoire, ce ne sont pas toujours les mêmes peintres qui sont cités. On voit donc, et j’avais insisté là-dessus dans la thèse, parce que Hariklia Brécoulaki avait tendance à dire qu’il ne fallait pas trop s’appuyer sur les textes, qui compliquent tout, moi, j’avais dit non, parce que si un orateur utilise ces références pour faire passer un discours somme toute assez général sur le style, c’est que, pour ses contemporains, il y a effectivement des types de tableaux qui sont avec une palette plus ou moins limitée, plus ou moins éclatante, plus ou moins brillante.
Alors cela dit, bien évidemment, comme on a perdu les tableaux des grands maîtres, l’examen des corpus particuliers… – et notamment celui des peintures macédoniennes, qui est absolument splendide et qui a permis enfin de comprendre ce que pouvaient être ces grandes figures peintes du Ive s., en même temps, malgré sa richesse, la peinture macédonienne reste un corpus particulier. Donc, désolée, mais Zeuxis, Parrhasios ou même Apelle sont encore perdus. On ne peut pas savoir en regardant ce dont on dispose, quelle était vraiment l’étendue et l’existence de ces palettes. Je crois néanmoins, parce qu’à la fin du IVe siècle par exemple la documentation est suffisamment abondante, on voit bien que même telle ou telle tombe macédonienne, les harmoniques de couleurs sont plus ou moins en effet des tons feutrés, atténués, ou au contraire des tons très éclatants. Je crois qu’il n’est jamais de bonne méthode de dire que les textes ne servent à rien – c’est être un peu injuste avec le Ciel, parce que quand on a la chance d’avoir des textes, ils apportent toujours des renseignements. Parce que dans beaucoup de contextes archéologiques, par exemple dans le cas de Paestum que j’ai étudié par ailleurs, quand on n’a pas de textes du tout, je vous assure que l’on est encore plus démuni ! Le texte, évidemment n’est pas une donnée brute. Il est lui-même inscrit dans un cadre idéologique propre. Mais, on défait les cadres et je pense que l’on trouve des éléments. Donc par exemple en montrant l’importance du bleu ou du vert dans les peintures pariétales de Macédoine, Hariklia Brécoulaki met au premier plan dès cette période-là la contradiction entre ce que diraient certains auteurs et ce qu’il y a dans ce corpus particulier. Cela permet de reposer la question mais pas de rejeter les textes, ou de considérer que les textes n’apportent rien.
Par expérience, et venant des textes, et ayant gardé cette familiarité et avec le Latin et avec le Grec, par expérience (puisque j’ai édité le commentaire du livre 36 de l’Histoire Naturelle) je peux vous assurer que je n’en suis jamais sortie, je pense toujours à ces petites phrases que je ne parvenais pas à bien commenter ou sur lesquelles je ne trouvais pas de commentaires satisfaisants, et au fur et à mesure d’une expérience de vie, ou avec la possibilité de lire des thèse, jusqu’ici j’ai toujours trouvé des réponses à des questions que je m’étais posées, qui montraient que le texte de Pline était un texte fiable, porteur d’un intérêt réel.
J’insiste beaucoup là-dessus car en France on a une attitude qui sépare de manière tout à fait arbitraire l’étude des langues anciennes de l’étude de l’archéologie et l’étude de l’histoire. C’est un tout où, pour répondre encore à votre question de tout à l’heure, à la place des analyses scientifiques, elles sont faites sur les objets archéologiques. C’est l’archéologie qui est au centre. Je crois qu’il se passe quelque chose de très important aujourd'hui dans l’archéologie classique, à condition qu’elle continue à vivre, c’est qu’elle peut désormais intégrer à toute sa tradition textuelle toutes les approches techniques, physiques, scientifiques (qui se sont développés beaucoup plus vite et beaucoup plus massivement dans d’autres secteurs de l’archéologie, je pense à la préhistoire, à la protohistoire, tout simplement, parce que la nature même de l’objet qu’on questionnait faisait que le recours aux données de l’environnement, etc., faute de textes aussi, qui ne pouvaient pas donner un départ à la problématisation, les rendait nécessaires). Vous voyez donc bien qu’aujourd'hui l’archéologie classique est à la croisée des chemins. Mais encore une fois les analyses physico-chimiques pour être utilisables par l’archéologue, doivent s’intégrer dans les questionnements de l’archéologue. Sinon, et c’est cela qui a été passionnant dans la rencontre avec Philippe Walter, qui lui-même est un scientifique qui s’intéresse plus à des phénomènes chimiques et physiques – le scientifique n’est pas seulement une source d’informations…

Vous avez mentionné cette collaboration avec Philippe Walter, mais comment avez-vous travaillé avec les restauratrices?

Mon regret, c’est de ne pas avoir pu passer plus de temps avec elles ! Bien évidemment, et c’est un problème majeur, la tâche de l’archéologue n’est pas seulement de « sortir » des objets, mais aussi de veiller à leur conservation, leur restauration et évidemment, le but ultime, la présentation au public. Il est rare que l’archéologue puisse travailler avec le restaurateur. Or il est vrai que sur des peintures pariétales, qui sont très délicates, fragiles, la découverte millimètre par millimètre des éléments du décor qui a été faites par ces deux restauratrices qui sont d’une sensibilité extrême, est un travail indispensable. On a eu une chance exceptionnelle (qu’on a favorisée). L’apport a été réciproque. Mais, et c’est ce que j’avais fait avec ma collègue à Paestum, il est très important cependant de laisser le restaurateur ou le dessinateur travailler seul sur le document pour ne pas l’influencer, et venir dans un second temps mais pas tout de suite.

Pourriez-vous nous faire part de remarques plus spécifiques au corpus du Louvre. Sur l’interprétation des motifs, sur la singularité des couleurs. Qu’ont apporté le catalogage et l’étude de ce corpus à votre travail ?

C’est un travail assez ancien, que j’ai débuté il y a longtemps, alors que je terminais ma thèse ; mais pour des raisons de calendrier administratif, c’est un travail que j’ai repris par à-coups ; d’abord parce qu’il a fallu monter les collaborations, -- et je tiens à saluer à ce propos l’aide que j’ai eue tout de suite des responsables, aussi bien M. Pasquier que M. Mohen, et j’ai aussi pu travailler au Musée de Saint-Germain-enLaye, avec le directeur Patrick Perin, tout le monde a beaucoup facilité les choses –, et c’est finalement ce qui m’a le plus intéressé, puisque dans le temps s’est constituée une sorte de petite équipe informelle, dont vous voyez maintenant les résultats ; et ce corpus qui était ingrat, au fond, ce corpus, -- des stèles, entreposées depuis longtemps et dans un état un peu effacé dès leur entrée au Louvre (c’est le problème de toutes ces peintures sur pierre) –, c’est exactement l’inverse des peintures macédoniennes découvertes récemment (la tombe de Philippe II, etc), des monuments splendides et flamboyants. Mais en même temps, comme pour toutes les choses ingrates, justement parce qu’on n’est pas écrasé par la beauté, il faut le dire – quand on est face à la tombe de Philippe II ou des Palmettes, on ressent une certaine émotion – face à ces documents modestes donc, on adopte d’autres méthodes. Mises à part les métopes de Cyrène qui étaient un très joli dossier, déjà très bien traité par un archéologue italien, M. Bacchielli qui avait bien mis en place tous les éléments. Un dossier attachant : une tombe, une tombe féminine, des scènes de la vie d’une femme…. Mais si vous regardez les photos qui ont été prises avant la restauration, c’était quand même tout gris, on ne voyait pas grand-chose. Donc, l’apport de ce corpus a été celui-ci : comprendre mieux comment étaient réellement peintes ces scènes (voir mieux : avec les infra-rouges, mieux dégager les images); décrire correctement les couleurs ; identifier les pigments inconnus (ce fut le travail de Philippe Walter) découvrir que ces fonds qui apparaissent blanchâtres, grisâtres, étaient en fait flamboyants, oranges ou verts etc. ; montrer une polychromie qui reste d’ailleurs en partie invisible et qui pose la question de la restitution, éventuelle, à titre d’hypothèse. Dans le cas des métopes de Cyrène, il y a eu l’apport de l’analyse de Philippe Walter, qui a bien dit que le dépôt noir à la surface était du limon, et que sous ce noir de la chair, il y avait en fait du rose…c’est un traitement chirurgical de l’oeuvre, sur sa surface colorée. Les œuvres ont réagi à la façon d’un épiderme qui était comme endormi ou vieilli, finalement, elles ont donné beaucoup. De ce point de vue-là, c’est une expérience très enrichissante. En fait, je me suis beaucoup amusée avec ces documents. L’intérêt, c’est de vous faire plonger dans le monde hellénistique (le catalogue fera référence à Théocrite, Callimaque). La littérature hellénistique, est rendue insuffisamment sensible par une tradition académique trop centrée sur la période classique, Ve-IVe siècles ; là vous la voyez les soldats et les dames, tout ce monde, modeste mais attachant – c’est cela qui m’a plu.

Dans quelle mesure l’étude de ce corpus au sein de vos travaux, ces dernières années, vous a permis de progresser dans la connaissance d'une question difficile qu'on hésite à appeler les « styles » et qu’on appelle peut-être plus volontiers les « manières de peindre » grecques, dans leur spécificité ?

Alors, c’est une question difficile ! Je ne suis pas sûre qu’on puisse y répondre – autrement que par quelques points, tout de même solides, qui relèveraient effectivement de la manière de peindre, grâce au corpus macédonien. C’est un point sur lequel le côté un peu révolutionnaire des découvertes macédoniennes, pèse à fond. Vous vous rappelez qu’au moment où les premières peintures ont été montrées (par exemple L’enlèvement de Perséphone), des archéologues éminents ont mis en doute que cette tombe put être de cette période ! c'est-à-dire de la fin du IVe siècle. Ce n’est pas possible, ces visages avec de petites touches, avec ces effets de fusion optique, c’est plus tardif, seulement à l’époque romaine ou hellénistique tardive. Paulo Moreno l’a dit très bien : ces peintures ont montré qu’à la fin du IVe siècle, il existe des manières de peindre, qui définissent aussi des styles, au-delà des conditionnements (supports de pierre, etc.), des manières très différentes, des manières plus pré-impressionnistes, jouant sur la fusion optique, ou des manières au contraire, comme sur la façade de la tombe de Philippe II, qui reposent sur les mélanges de couleurs, les enchaînements de clair-obscur, il y a des parties pris pour montrer le dessin graphique avec une économie de couleurs. Donc oui, manifestement, on voit des manières de peindre qui coexistent, et des peintres qui utilisaient l’une ou l’autre selon leurs besoins. Mais, en revanche, une question, qui a intéressé tous les spécialistes de la peinture antique, définir véritablement des styles, qui définiraient des écoles, voire remonter, dire ce qui séparait (quand on dit Apelle c’est la grâce, Parrhasios, c’est le contour), à mon avis, on ne peut pas y arriver. On a déjà beaucoup progressé par rapport à ce qu’on aurait dit il y a trente ans, mais on n’a pas encore les éléments. Une autre piste qui s’avère intéressante grâce à ces découvertes récentes, et il y en aura forcément d’autres, c’est qu’on peut beaucoup mieux comparer avec la peinture romaine. Avec les documents romains bien conservés, de la période hellénistique et impériale. On peut mieux voir ce que les Romains ont repris, pastiché, déformé, comme ils ont fait avec les sculptures. Là, par exemple sur une paroi comme celle de la chambre à coucher de la Villa Farnésine, où l’on voit que le peintre s’est amusé à faire des tableaux de type… – nous nous dirions de type lécythatique à fond blanc – mais pour eux, « monochrome du Ve siècle », et puis une peinture représentant les enfances de Dionysos, du plus pur style hellénistique, où des dames ont les couleurs des tanagra, là, on voit bien qu’il y a des style. Il faut être patient, peut-être bientôt, trouvera-t-on d’autres éléments qui permettront d’aller plus loin.

En vous lisant, on a le sentiment que toutes les grandes questions de peinture qui vont agiter l’Occident à partir de la Renaissance sont déjà là, littéralement à l’œuvre, dans les productions qui sont parvenues à nous. En particulier la question dessin/couleur, le non finito, le far presto, le mélange optique ou sur palette. Est-ce que vous iriez jusque là ?

Ah oui, oui. Mais de ce point de vue-là, les découvertes de Macédoine m’ont rempli de bonheur mais ne m’ont pas surprise. Parce qu’elles apportaient une confirmation sensible à des problèmes théoriques dont les textes étaient porteurs. Evidemment quand on a la chance d’aborder la peinture en lisant Platon ou Aristote, cela facilite les choses. Mais même à partir d’un auteur comme Pline (qui n’est pas l’imbécile que parfois on veut imaginer), ces sources nous laisse entrevoir effectivement l’existence de débats dans lesquels la tradition occidentale s’est retrouvée. Les hommes de la Renaissance, qui avaient une familiarité plus proche de ces texte, les percevaient comme des textes de voisins, sans rupture.

Et justement, la question de la perspective, que la Renaissance a réinventée, se pose déjà dans la peinture du IVe siècle, et aussi dans le corpus du Louvre. Qu’en pensez-vous ?

C’est la question qui taraude tout le monde ! Dans mon travail de thèse, sur lequel je ne suis pas revenue – mais sur lequel je reviendrai, parce que je veux toujours partir des objets – ce que j’avais fait, c’était de commencer par me heurter à Panofsky, dont le système est superbe. J’étais donc partie d’une idée de perspective en trompe-l’œil mais de type empirique, c'est-à-dire qu’il n’y a pas (bien d’autres l’ont dit avant moi) de perspective au sens où la Renaissance l’entendait. Mais il y a certainement une réflexion élaborée sur la restitution de différents types de trompe-l’œil ; des textes comme celui de Platon, celui de Lucrèce ou celui de Vitruve ne laissent pas de doute à ce sujet, à mon avis. Mais beaucoup de choses se sont développées, se sont mises en place entre la fin du IVe et le Ier avant J.-C. qui sont pratiquement perdues. Mais il y a quand même le témoignage de l’architecture qui donne des signes assez parlants. Aujourd'hui, ce que je dirais, ce qui est fondamental et qui nous parle beaucoup, et cela se met en place très tôt – car il y en a déjà la trace chez Platon (Sophiste), et chez les tragiques grecs –, l’œuvre d’art, l’objet construit (peinture, sculpture, architecture) l’est en fonction d’un sujet qui le perçoit. L’oeuvre est posée dans un rapport avec la subjectivité : c’est un point fondamental. Ce qui est très intéressant aussi, face à une Renaissance qui invente la leggitima, c'est-à-dire qu’il n’y en a qu’une, dans l’Antiquité, il y en a plusieurs perspectives. Deux choses : le rapport subjectif d’une oeuvre qui joue avec un spectateur et en même temps vous avez une multiplicité de points de vue. Mais le fait d’avoir dégagé la force de ce qu’un Philostrate a appelé la phantasia, et d’avoir bien montré, comme l’avait déjà fait Aristote, que s’il y a un public pour les œuvres d’art, c’est parce que les hommes ont en commun la fantasia, l’imagination, c’est quand même quelque chose de magnifique.