Pourriez-vous nous présenter votre travail de conservatrice
au Louvre ?
Les conservateurs au musée du Louvre sont répartis
en fonction des départements. Je fais moi-même partie
du département des antiquités grecques, étrusques
et romaines. Mon rôle est de gérer la collection des
bronzes grecs et romains. Nous avons tous participé à l'aménagement
des salles du Grand Louvre. Je me suis plus particulièrement
occupée de l'aménagement de la salle des bronzes.
C'est tout un travail avec les architectes, une réflexion
sur l'ensemble des ouvres, impliquant des recollements, l'établissement
de dossiers, des restaurations, la présentation des oeuvres.
Mais je me suis aussi occupée de la Grèce préclassique,
avec une présentation de toutes les collections depuis le
3ème millénaire avant notre ère. Il s'agit
d'un travail collectif, au sein d'une équipe – même
si chacun a un secteur privilégié
…Et votre secteur privilégié est la Grèce
du Nord ?
Absolument. On a trouvé quelques bronzes en Grèce
du Nord, mais surtout des oeuvres d'orfèvrerie admirables.
C'est à l'occasion de mes voyages en Grèce du Nord
et grâce à la passion que j'ai pour la Macédoine antique que je me suis dit, il y a un an et demi, que la France
ne pouvait pas passer à côté de ces découvertes
exceptionnelles faites depuis un quart de siècle, découvertes
qui touchent la peinture en premier lieu mais aussi d'autres
domaines, et qui permettent une nouvelle approche de l'archéologie
grecque et un équilibre renouvelé des différentes
régions du monde grec, puisque aujourd'hui la Macédoine
offre des oeuvres totalement nouvelles qui révolutionnent
- je crois qu'on peut utiliser ce mot un peu fort - notre connaissance
du monde grec antique.
Vous parlez des tombes royales…
Absolument. Les premiers à avoir exploré la
Macédoine furent Daumet et Heuzey, [ce dernier étant]
membre de l'Ecole française d'Athènes (qui ensuite
est venu au Louvre) et qui n'a pas suivi les sentiers foulés
par ses camarades. C'est lui qui le premier est allé vers
le Nord (ce qui n'était pas du tout commun pour l'époque),
et qui a – parce qu'il était curieux, et qu'il a fait
de nombreuses rencontres avec les autochtones – repéré les
vestiges du palais de la fin du 4ème siècle, le palais
de Vergina qui à l'époque était palais de
Palititsia. C'est donc en 1855 que commence véritablement
la recherche, mais les grandes découvertes remontent à 1977,
grâce à un archéologue de génie, Manolis
Andronikos, qui est à l'origine de la découverte
des tombes royales de Vergina, qu'il avait commencé à fouiller
40 ans auparavant avec le professeur Rhomeos. Ce site était
exceptionnel par sa richesse non seulement du fait des vestiges
du palais mais aussi par la nécropole. On pressentait qu'il
y avait quelque chose et c'est grâce à des travaux
parallèles d'un géographe-historien Nicholas Hammond
que dans les années 1960 on a compris qu'il s'agissait d'Aigai,
la première capitale de Macédoine. En 1977, fouillant
un tumulus de 100m de diamètre qu'il avait déjà fouillé à plusieurs
reprises, Andronikos a enfin découvert les premières
sépultures royales de Macédoine, des tombes pillées
pour certaines comme celle du rapt de Perséphone par Hadès
mais qui avait un trésor unique, ce décor des parois,
qui permet une première approche étonnante de la
peinture grecque antique, beaucoup étudiée. Il s'agit
en effet d'un morceau de bravoure exécuté avec un
brio exceptionnel qui montre pour la seconde moitié du 4ème
siècle la qualité, la virtuosité d'un peintre
qui a su en quelques touches, avec des traits d'incisions rapides
sur l'enduit encore frais, brosser des personnages qui - quand
on les regarde - ne peuvent être situés facilement
dans cette époque du 4ème siècle car nos connaissances
(à nous qui avons une culture occidentale) ne permettaient
pas jusqu'à ces découvertes de comprendre ce qu'était
véritablement la peinture grecque.
Dans la même saison de fouilles a lieu la découverte
de la seconde tombe royale, dite de Philippe II de Macédoine.
Actuellement certains pensent que ce n'est pas tombe du père
d'Alexandre le Grand. On pense à des noms de souverains
plus récents, comme Philippe Arrhidée, le demi-frère
aîné d'Alexandre, ou bien Cassandre, celui qui a réussi à monter
sur le trône après avoir ordonné l'assassinat
de Roxane et du fils d'Alexandre. Et puis la troisième tombe,
la tombe dite du prince dont on se demande si ce n'était
pas la tombe du fils d'Alexandre le Grand et qui, elle, était
encore complète avec les ossements conservés dans
une hydrie en argent et autour du col une couronne en or.
Mais bien évidemment la tombe la plus remarquable, c'est
celle dite de Philippe II avec des objets exceptionnels dans le
domaine du bronze, dans le domaine de l'orfèvrerie – je
pense notamment à une couronne de feuilles de chêne
impressionnante –, mais aussi dans le domaine du travail
du fer avec une cuirasse et un casque uniques ; et puis dans le
domaine de l'ébénisterie puisqu'il y a des lits d'ivoire à décor
chryséléphantin avec des figures à tête
d'ivoire mais dont le corps était recouvert d'or et qui
ont été reconstituées au musée de Vergina.
Ces découvertes ont marqué le début d'un effort
considérable des autorités de la Grèce vers
la Grèce du Nord pour redécouvrir ses racines qui
se trouvaient en Macédoine antique, une société qui était
grecque mais qui avait subi les foudres des Grecs du Sud notamment
de Démosthène. C'était donc une société incomprise
mais d'une richesse inouïe car la Macédoine est un
pays très riche, que ce soit par ses forêts ou par
ses mines d'or. Il y avait donc un potentiel très différent,
avec l'émergence, très tôt, d'une élite
autour de la cour de Macédoine. Andronikos a découvert
un art royal de commande. Des sépultures aux couleurs encore
très fraîches avec un décor peint offrant des échos
incroyables de cette peinture grecque que l'on croyait disparue.
Pouvez vous nous dire quelques mots sur le corpus du Louvre
en relation avec ces grandes découvertes de Macédoine
?
Le corpus du Louvre est un corpus très différent.
Il s'agit d'œuvres acquises il y a beaucoup plus longtemps, à l'époque
où on ne connaissait pas encore les œuvres de Macédoine.
Ce sont des oeuvres somme toute secondaires qui n'étaient
pas du tout destinées à une élite, des œuvres
créées dans un contexte précis pour un menu
peuple probablement avec des techniques que l'on peut comparer,
mais pas complètement non plus. Toute l'approche faite sur
les peintures de Macédoine offre des paramètres nouveaux,
des critères qui peuvent être analysés et repérés
sur des oeuvres plus secondaires mais je ne crois pas que ce soit
un corpus comparable. Toutefois, il y a quelques oeuvres dans ce
corpus qui permettent de saisir la maîtrise de la perspective,
le jeu des couleurs alors que ce sont des oeuvres secondaires.
Parmi ces œuvres, il y a notamment deux lits de Macédoine
dont celui qui a été découvert par l'armée
d'Orient au moment de la première guerre mondiale (car l'armée était
basée autour de Thessalonique). Grâce à ces
fouilles de hasard on a notamment retrouvé un fragment de
lit, découvert sur la place dite de Constantinople et qui
a été réidentifié en 1940 à l'occasion
d'une fouille allemande près de la maternité de Thessalonique,
donc on sait où se trouvait la tombe. C'est un peu un écho
de cet art décoratif des tombes car à l'intérieur
des tombes macédoniennes (qui étaient des tombes
construites) il y avait un mobilier, non seulement en matériau
périssable, ou en verre ou en or, mais également
du mobilier en marbre peint qui transposait sur la pierre le décor
du mobilier réel. C'est un écho très sensible
de ce qu'était le mobilier funéraire introduit à l'intérieur
des sépultures. Evidemment ce n'est pas non plus comparable
aux éléments de mobilier spectaculaires qui ont pu être
trouvés comme le trône de deux mètres de haut
de la tombe d'Eurydice trouvé après 1977, dans les
années 80, Eurydice probablement qui était la grand-mère
d'Alexandre le Grand, la mère de Philippe donc. C'est donc
toute une dynastie qui s'offre à nous. Ce trône peint
a sur son dossier le décor d'une scène qui représente
Hadès et Perséphone en majesté avec un cadre
de volutes dorées, qui est un écho en pierre de ces
peintures de chevalet qui ont totalement disparu mais qui sont
abondamment citées par auteurs anciens et qu'on ne peut
retrouver qu'à la lecture des textes anciens. On est sûr
qu'on ne retrouvera jamais ces peintures-là. On est obligé de
travailler sur les peintures funéraires mais c'est déjà beaucoup,
puisque ce sont des techniques que l'on retrouve, l'approche des
peintres, et le regard de l'époque, dans la 2ème
moitié du 4ème siècle et pour certaines tombes également
au 3ème siècle.
On retrouve également des volutes
dorées
sur le
lit de Thessalonique…
Mais là ce sont les motifs peints des volutes du pied
du lit, ce ne sont pas les spirales continues ornées de
rinceaux du décor du dossier, qui est exceptionnel et a
pu être étudié de manière scientifique.
C'est l'avantage de la nouvelle approche : les restaurateurs et
scientifiques peuvent étudier les pigments, mettre en évidence
les liants pour comprendre les techniques. Tout ce repérage
est essentiel pour avancer sur la peinture antique.
Il y a donc des similitudes entre peinture de l'Enlèvement
sur le char d'Hadès et les stèles et fragments
peints retrouvés en Macédoine?
Bien sûr. Même s'il s'agit d'oeuvres de commande
faites plus rapidement, c'est un écho mineur mais essentiel.
Pour le Louvre c'est une véritable richesse que d'avoir
ces oeuvres – même si elles ne sont pas comparables
car on ne retrouve pas la même richesse de matériaux.
C'est toute la différence entre le citoyen mineur et Alexandre
le Grand. Le lit de Thessalonique appartenait à une sépulture
d'une personne de l'élite de Macédoine. Beaucoup
de sépultures des vétérans qui étaient
rentrés des campagnes d'Alexandre très riches, ont
apporté un nouveau regard sur couleurs. On peut parler d'une évolution
du goût. On constate ainsi un accroissement de la richesse
de la Macédoine pourtant déjà très
riche avec le retour des vétérans à la fin
des années 20 du 4ème siècle.
Une influence asiatique alors ?
Oui, une influence sans doute asiatique, un autre regard.
Les peintres sont allés vers des couleurs plus brillantes.
C'est toute la réflexion autour des couleurs austères
et brillantes, une réflexion qui en est encore à ses
débuts parce que maintenant il faut construire l'histoire
de l'art antique et attendre de nouvelles découvertes. Mais
les bases sont jetées et on va déjà assez
loin. Et puis toutes ces découvertes permettent aussi de
lire autrement les textes antiques. Et de s'apercevoir qu'on a
eu tort de les prendre à la lettre et de les croire mais
on ne pouvait pas faire autrement. C'est tout le travail admirable
d'Agnès Rouveret, de relire les textes anciens pour les
comprendre autrement, pour aller au-delà des mots.
Vous avez évoqué la richesse de la Macédoine.
Quelles sont justement les spécificités des stèles
macédoniennes de notre corpus ?
Nous n'avons pas beaucoup de stèles macédoniennes.
Lors des fouilles de Vergina dans le grand tumulus royal – dont
on pense qu'il avait été érigé au 3ème
siècle après la dévastation des cimetières
de la capitale royale par les Galates restés en garnison –, à l'intérieur
des terres de remblai Andronikos a trouvé de nombreuses
stèles brisées qui venaient des cimetières
voisins ; ils permettent de se faire une idée de cette approche
particulière. Par exemple, une stèle toute simple,
sans aucune décoration à l'exception d'une bandelette
rouge nouée où le noeud est représenté avec
un trompe-l'oeil extraordinaire. On a ici un motif très
simple qui montre toute la richesse d'approche, toute la pratique
d'un artiste qui dominait la technique du trompe-l'oeil, abondamment
citée par d'autres documents. Je pense aussi à un
lit funéraire notamment, avec une frise de griffons s'attaquant à des
cervidés. Pour moi c'est un trompe-l'oeil, admirable de
relief. Il y a aussi d'autres stèles beaucoup plus riches
avec des personnages. Mais indépendamment de la peinture,
ces stèles ont permis de réfléchir à l'onomastique,
d'établir la certitude que les Macédoniens étaient
des Grecs. On se souvient qu'Alexandre 1er au début du 5ème
siècle avait dû prouver à Olympie qu'il était
bien grec. Il y avait donc une forme de suspicion.
Mais outre l'onomastique, on remarque la richesse des couleurs,
des personnages installés dans un univers qui n'a pas une
profondeur réelle. On s'aperçoit ainsi que la perspective
n'était pas celle que nous connaissons. Ce n'est pas tout à fait
les mêmes lignes de fuites. Ainsi dans les peintures de Vergina,
il y a une maîtrise parfaite du clair-obscur, du modelé,
des raccourcis, sur un fond clair ou sombre mais pas du tout les
lignes de fuites des peintures plus proches de nous.
D'après les analyses techniques, la peinture était
directement appliquée à même le marbre sans
couche d'apprêt comme sur le trône de la tombe d'Eurydice.
Il y a des différences qui relèvent des techniques
d'atelier. Il y avait sans doute des ateliers plus dominants qui
ont pu transmettre leur savoir. C'est toute la question aujourd'hui
: de réfléchir (en fonction de ce que l'on trouve
en Macédoine) sur les relations entre la Grèce du
Nord et d'autres centres de production où l'on trouve des
documents très comparables par leurs techniques comme l'Italie.
Ainsi les études menées actuellement sur le sarcophage
des amazones de Tarquinia, sur la tombe des Cristallini à Naples,
montrent qu'il y a eu passage de techniques. On n'a pas le droit
encore d'ériger les choses en système mais on peut
observer des différences. Les archéologues et spécialistes
grecs travaillent sur le corpus de Macédoine pour élaborer
un schéma et ensuite on pourra regarder si ce schéma
technique se retrouve dans d'autres domaines. On ne le retrouvera
sans doute pas exactement. Est-ce que les productions de Volos
et de Cyrène en Afrique du Nord d'époques très
différentes sont traitées de la même manière
? Il faut faire attention, on n'a pas encore un corpus assez important.
Mais il y a bien eu circulation ? Des circulations via
les artistes attiques, puis des influences différemment interprétées,
réutilisées. A Cyrène par exemple, les rapports étaient étroits
avec Athènes.
C'est toute la question de la circulation des artistes, des modèles.
Il est sûr que la cour de Macédoine attirait les artistes,
on le sait par les témoignages littéraires, que ce
soit Apelle, Pirgoteles ou Lysippe pour l'époque de
Philippe et d'Alexandre. Mais également auparavant : on
sait que Zeuxis, Euripide (dans un tout autre domaine) sont allés
en Macédoine. Les plus grands artistes sont allés
là où il y avait des commandes. Et parmi ceux-là il
y avait des Athéniens ou des artisans attiques et notamment
dans le domaine de la toreutique. On pense ainsi que l'un des plus
beaux objets de vaisselle trouvé en Macédoine à Derveni,
un cratère de près de 90cm de hauteur en bronze mais
fait d'une manière qu'on ne comprend pas encore aujourd'hui,
parce que ce bronze contient tellement d’étain qu’il
semble doré, et qu’encore aujourd'hui, on ne sait
pas travailler la bronze à 15 % d'étain. Il y avait
donc tout un travail au repoussé avec Dionysos reproduit
sur une face et Ariane ; on essaye de comprendre comment il a été crée.
Etant donné le style des figures c'est probablement un artiste
attique qui l'a élaboré. Mais les Corinthiens qui étaient
de grands bronziers sont aussi montés en Macédoine.
On cherche encore aujourd'hui les ateliers. Il y avait forcément
des ateliers locaux avec des artistes locaux et venus d'ailleurs.
Il est certain qu'il y avait beaucoup de circulation, plus qu'on
ne pourrait le penser, ce qui explique ces ressemblances, ces savoirs
communs entre l'Italie, la Grèce du Nord mais on n’a
pas encore trouvé un matériel comparable en Attique
ou dans le Péloponnèse parce que les coutumes funéraires étaient
différentes. Les tombes étaient construites en Macédoine.
Les tumuli n'auraient pas préservé ces stèles
si les tombes avaient été exposées à l'air
libre pendant plusieurs siècles.
Vous mentionnez les coutumes funéraires. Pouvez-vous
nous réexpliquer ce qu'étaient ces coutumes funéraires
en Macédoine ?
Il ne faut pas généraliser. Les rois de Macédoine
recherchaient les valeurs symboliques et les rituels fondés
sur leur érudition. Ainsi ils ont cherché à reproduire
les rites décrits pas Homère, les rites d'ensevelissement
avec crémation des défunts (et à d'autres
moments inhumation). Comme on le voit pour les tombes de Philippe
II, du Prince, de l'élite également on se faisait
ensevelir après incinération sur un bûcher,
puis les ossements éteint pieusement rassemblés
et lavés peut-être (comme pour les funérailles
de Patrocle) et ensevelis dans une draperie. Les ossements brûlés
de Philippe II ont été retrouvés avec une
couronne placée dans un coffret, [l’harnax], frappé de
l'étoile de Macédoine. Cette couronne, selon Andronikos,
avait été portée par le défunt sur
le bûcher, cette couronne en feuille de chêne, car
des éléments de la couronne ont été retrouvés
sur le bûcher (dont une partie est exposée aussi
au musée de Vergina, avec les éléments de
harnachement. Il y avait aussi sans doute des rituels de sacrifices
d'animaux). Dans l'antichambre de cette tombe on a aussi trouvé des
ossements d'une jeune fille de 20 ans non identifiée,
enveloppés dans un tissu à décor de pourpre
sur fond d'or qui est sans doute un tapis de selle, un des rares
exemples de tissus retrouvés pour la Grèce car
les matériaux périssables de ce type ne se conservent
pas. Ces découvertes montrent bien des rites tout à fait
conscients et affirmés, pour revenir, par-delà les
siècles, aux vraies valeurs de la Grèce antique
symbolisée par Homère.
Les Macédoniens étaient donc paradoxalement plus
Athéniens que les Athéniens ?...
Certainement. C'était aussi un moyen de consolider les
racines de la dynastie.
Et dans le cas des stèles funéraires, il s'agissait
de pierres qui manifestaient la présence de la tombe ?
Tout à fait, comme partout en Grèce : on pense que
la stèle dressée signalait la présence d'une
sépulture avec le nom du défunt qu'il était
très important de prononcer pour le faire revivre. C'est
vrai pour la Grèce entière. Dans l'anthologie palatine,
le rôle de la parole est essentiel.
C'est le cas de la seule stèle sculptée du corpus
où est écrit le nom d'Antigona (celle avec le petit
chien.)
Oui, c'est une stèle d' Alexandrie.
On trouve donc la même chose à Alexandrie, à Cyrène
?
Oui, en termes de représentation il n'y a pas de différence.
On peut retrouver des stèles de dexiosis (serrements de
mains), les adieux des vivants au défunt. Avec toujours
cette difficulté d'identifier le défunt sur les stèles à plusieurs
personnages. Mais ce qui est très intéressant dans
le corpus du Louvre c'est d'avoir des défunts dans leur
intérieur, ce qui montre cet apprentissage de la perspective
qui permettait d'installer les personnages dans un univers construit
et pas simplement de les poser sur un fond clair. Il y a quelques
stèles très exemplaires.
Pourriez-vous nous parler plus en particulier
de la peinture et de polychromie sur autres supports que la pierre
ou le marbre : à savoir, sur la céramique et sur
le bronze ?
Faute d'originaux, on a longtemps cru aux liens entre la céramique
et la peinture. Il y avait sans doute inspiration mais les relations étaient
loin d'être évidentes. On pense aujourd'hui plutôt
aux liens entre la peinture et la peinture sur figurines en terre
cuite. On remarque les mêmes pigments, la même stratigraphie.
En revanche, dans le domaine du bronze, les techniques sont très
différentes. Il n'y a donc pas d'élément
comparable puisque c'est en faisant varier les teneurs quantitatives
des alliages et en incrustant ces éléments coulés à part
que les bronziers introduisaient une véritable polychromie
mais très spécifique dans leurs oeuvres. Pour les
grandes statues en bronze (comme les bronzes de Riace, [près
de Reggio Calabria, en Italie]) on voit bien que le bronze couleur
or (il était important de conserver la couleur de l'alliage
par des techniques de polissage mais également en enduisant
les oeuvres d'huile, de poix ou de bitume cf. textes de Pline
ou de Pausanias), il y avait des incrustations de cuivre rouge
pour les lèvres, d'argent pour les dents, les yeux étaient
rapportés avec tout un travail de matériaux différents,
les globes oculaires en marbre, en ivoire, en pâte de verre
blanche,et puis l'iris et la pupille étaient incrustés
dans le globe oculaire en pâte de verre. D'après
les quelques exemples qui ont été retrouvés,
ils pouvaient être prune avec des reflets violets, verts
; les yeux de l'Aurige de Delphes sont bruns... L'iris et la
pupille pouvaient aussi être encerclés d'or. Les
artistes avaient aussi réfléchis au fait qu'il
fallait que la lumière traverse le matériau. L'iris
ne devait donc pas être enchâssé jusqu'au
fond. Grâce à ce vide, la lumière pouvait
donner vie à la pâte de verre. Il y avait aussi
une grande recherche sur le corps avec des incrustations de cuivre
rouge pour les statues d'hommes nus pour la pointe des seins.
Puis des recherches naturalistes à l'époque hellénistique,
le plus bel exemple étant le pugiliste des Thermes conservé dans
la salle octogonale du Palazzo Massimo (musée des Thermes),
où le cuivre rouge a servi l'intention du sculpteur qui
a représenté le pugiliste fatigué à l'issue
du combat avec toutes les blessures, les coupures sur le nez,
les oreilles. L'artiste a su introduire une valeur temporelle
dans son oeuvre : la tête se tourne violemment sur la droite,
il y a des projections de sang sur l'avant-bras droit et la cuisse
droite qui sont des incrustations de cuivre rouge. Il y a quelques
très rares exemples de peinture sur surface métallique
mais la manière de faire n'est pas comparable du tout.
Beaucoup plus intéressantes sont les recherches sur les
marbres de Delos menées pas Brigitte Bourgeois (du C2RMF)
et Philippe Jockey (d'Aix en Provence). Grâce aux analyses,
aux repérages des pigments, des couches, des études
sont réalisées en relation avec ce qu'on apprend
de la Macédoine, de l'Italie dans le domaine de la peinture.
Les couches permettaient de moduler les couleurs. On peut ainsi
opérer des rapprochements entre la peinture et la sculpture
sur pierre, calcaire ou marbre, et le modelage des figurines
en terre cuite (cf. exposition du Louvre sur Tanagra).
Ces nouvelles découvertes de Macédoine, en quoi
renforcent-elles cette idée de « koiné » grecque
dans le bassin méditerranéen ?
En termes d'échanges et d'influence, de nouveaux indices
matériels permettent de comprendre qu'il y avait circulation.
…Circulation des matériaux aussi ?
Oui, aussi des matériaux mais il y a encore beaucoup à faire.
Il faudrait maintenant voir ce qui se passait dans d'autres domaines
du monde grec. Autant on peut parler de « koiné » avec
la diffusion des oeuvres comme les figurines tanagréennes
dans tout le bassin méditerranéen, il y avait bien
un regard commun sur un type d'oeuvres mais à partir du
moment où on n'a pas vraiment en Grèce du Sud, en
Attique ou dans le Péloponnèse l'équivalent
de ce qu'on trouve en Macédoine on est encore en recherche.
Mais il y avait beaucoup de différences. Par exemple avec
le décret de Démétrios de Phalère :
en 317 il y a eu un arrêt brutal de tout un art funéraire
somptuaire. Il y avait des valeurs différentes. C'est pour ça
que les Macédoniens choquaient tant. En revanche ce sont
des valeurs que l'on retrouve en Italie dans un autre contexte
de société. Car tout est question de composition
de la société. Il a fallu plus de temps, le passage
de quelques siècles pour que l'on parle d'une « koiné ».
On voit par exemple sur les stèles d'Alexandrie des
représentations de mercenaires macédoniens. Eux
aussi ont eu sans doute un rôle à jouer ?
Certainement. Tous ceux qui circulaient pouvaient transmettre
un savoir, une demande. On ne sait pas à qui ils s'adressaient
pour faire leurs stèles. S'agissait-il d'une réponse
d'un artiste local sur des modèles, sur une intention, ou
bien avait-il aussi (Alexandrie était une grande ville cosmopolite)
des artisans de Grèce du Nord ? Très vraisemblablement.
Ces stèles d'Alexandrie représentant des vétérans
sont l'écho de certaines façades de tombes comme
celle du Jugement dernier à Lefkadia, où l'on voit
un personnage qui est le défunt représenté sur
la paroi de sa tombe. C'est exactement cette même mise en
situation que l'on retrouve sur des stèles plus modestes.
Là, il y a passage d'une image, d'une iconographie. Peut-être
que les vétérans cherchaient aussi à affirmer
leurs origines de cette manière.
Pourrait-on terminer sur la couleur. Pourriez-vous vous
exprimer librement sur la couleur dans le corpus des stèles ? Est-ce
que la couleur pourrait être un des éléments
de cette « koiné » ?
Forcément. A ceci près que les pigments pouvaient
circuler mais que souvent les pigments utilisés étaient
locaux. La Macédoine était très riche dans
ce domaine. Ce qui frappe, c'est la richesse des couleurs. Il
y a des jaunes étonnants. On est aujourd'hui frappé par
la maîtrise technique et empirique de ces artistes qui
savaient utiliser les pigments dans leur relation entre eux soit
par des superpositions, soit par des mélanges pour faire
vibrer une couleur, pour la rendre plus rose, plus violette,
plus translucide, qui savaient mêler dans le domaine du
rouge les ocres au rouge du cinabre, à la laque de garance.
Une des personnes qui a le plus apporté à la connaissance
de la peinture grecque est Hariklia Brékoulaki, qui vient
de soutenir sa thèse à Paris I (avec Francis Croissant
et également sous l'égide d'Agnès Rouveret),
et qui a pu approcher les ouvres, qui a pu faire analyser de
petits prélèvements, ce qui nous permet aujourd'hui
de comprendre que dans certains cas le mélange avait lieu
sur la palette du peintre, directement au contact de l'oeuvre,
et qu'un rouge n'était pas seulement un rouge sur une
couche blanche mais aussi un rouge de cinabre mêlé à un
ocre, rouge de cinabre sur un ocre. L'effet obtenu était
très différent. C'est un travail extrêmement
subtil soit de juxtaposition, soit de superposition pour arriver à la
mise en lumière de techniques parfois impressionnistes,
avec une juxtaposition de touches de couleurs pures ; ces techniques
imposaient une réflexion sur la résolution optique
et une nécessité de voir l'oeuvre d'un peu loin
pour pouvoir lui redonner tout son sens. Ce rôle de la
couleur découvert aujourd'hui avait déjà été pressenti
au 19ème siècle quand il y avait encore de la couleur
sur certaines oeuvres notamment les Korai de l'Acropole, et sur
certains édifices. Mais les couleurs ont disparu. Heureusement
que l'on retrouve aujourd'hui des documents avec des couleurs
si fraîches pour comprendre l'intention des artistes. On
a appris aussi beaucoup non seulement sur la peinture mais également
sur les décors peints des façades architecturales
puisque ces tombeaux reproduisaient l'élévation
de temples dorique ou ionique. On a sous les yeux (à Vergina
ou à Lefkadia) des élévations de temples
grecs (cf. la sépulture des Palmettes) rouges, roses ou
violines qui montrent la subtilité d'utilisation des tons
pour rehausser certains détails de l'élévation
des moulures, des acrotères (c'est-à-dire des palmettes).
Une recherche nouvelle a été initiée grâce à ces
découvertes de Macédoine parce qu'on a maintenant
la couleur des temples grecs. | |