P. Klein et C. Devos

Agnès Rouveret

Philippe Walter

Sophie Descamps

 

 

 
   

 

Ecouter l'entretien      

 

Couleurs et supports     [6'05]

 

Les stèles macédoniennes      [5'00]

 

 

 
 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
 

 

 

 
 
 
   
                 
 
Entretien avec Sophie Descamps le 5 février 2004 au Louvre
Propos recueillis par Nora Philippe et Charlotte Ribeyrol
 
         
Sophie Descamps
Conservatrice au Musée du Louvre, département des Antiquités grecques
   
           


Pourriez-vous nous présenter votre travail de conservatrice au Louvre ?

Les conservateurs au musée du Louvre sont répartis en fonction des départements. Je fais moi-même partie du département des antiquités grecques, étrusques et romaines. Mon rôle est de gérer la collection des bronzes grecs et romains. Nous avons tous participé à l'aménagement des salles du Grand Louvre. Je me suis plus particulièrement occupée de l'aménagement de la salle des bronzes. C'est tout un travail avec les architectes, une réflexion sur l'ensemble des ouvres, impliquant des recollements, l'établissement de dossiers, des restaurations, la présentation des oeuvres. Mais je me suis aussi occupée de la Grèce préclassique, avec une présentation de toutes les collections depuis le 3ème millénaire avant notre ère. Il s'agit d'un travail collectif, au sein d'une équipe – même si chacun a un secteur privilégié

…Et votre secteur privilégié est la Grèce du Nord ?

Absolument. On a trouvé quelques bronzes en Grèce du Nord, mais surtout des oeuvres d'orfèvrerie admirables. C'est à l'occasion de mes voyages en Grèce du Nord et grâce à la passion que j'ai pour la Macédoine antique que je me suis dit, il y a un an et demi, que la France ne pouvait pas passer à côté de ces découvertes exceptionnelles faites depuis un quart de siècle, découvertes qui touchent la peinture en premier lieu mais aussi d'autres domaines, et qui permettent une nouvelle approche de l'archéologie grecque et un équilibre renouvelé des différentes régions du monde grec, puisque aujourd'hui la Macédoine offre des oeuvres totalement nouvelles qui révolutionnent - je crois qu'on peut utiliser ce mot un peu fort - notre connaissance du monde grec antique.

Vous parlez des tombes royales…

Absolument. Les premiers à avoir exploré la Macédoine furent Daumet et Heuzey, [ce dernier étant] membre de l'Ecole française d'Athènes (qui ensuite est venu au Louvre) et qui n'a pas suivi les sentiers foulés par ses camarades. C'est lui qui le premier est allé vers le Nord (ce qui n'était pas du tout commun pour l'époque), et qui a – parce qu'il était curieux, et qu'il a fait de nombreuses rencontres avec les autochtones – repéré les vestiges du palais de la fin du 4ème siècle, le palais de Vergina qui à l'époque était palais de Palititsia. C'est donc en 1855 que commence véritablement la recherche, mais les grandes découvertes remontent à 1977, grâce à un archéologue de génie, Manolis Andronikos, qui est à l'origine de la découverte des tombes royales de Vergina, qu'il avait commencé à fouiller 40 ans auparavant avec le professeur Rhomeos. Ce site était exceptionnel par sa richesse non seulement du fait des vestiges du palais mais aussi par la nécropole. On pressentait qu'il y avait quelque chose et c'est grâce à des travaux parallèles d'un géographe-historien Nicholas Hammond que dans les années 1960 on a compris qu'il s'agissait d'Aigai, la première capitale de Macédoine. En 1977, fouillant un tumulus de 100m de diamètre qu'il avait déjà fouillé à plusieurs reprises, Andronikos a enfin découvert les premières sépultures royales de Macédoine, des tombes pillées pour certaines comme celle du rapt de Perséphone par Hadès mais qui avait un trésor unique, ce décor des parois, qui permet une première approche étonnante de la peinture grecque antique, beaucoup étudiée. Il s'agit en effet d'un morceau de bravoure exécuté avec un brio exceptionnel qui montre pour la seconde moitié du 4ème siècle la qualité, la virtuosité d'un peintre qui a su en quelques touches, avec des traits d'incisions rapides sur l'enduit encore frais, brosser des personnages qui - quand on les regarde - ne peuvent être situés facilement dans cette époque du 4ème siècle car nos connaissances (à nous qui avons une culture occidentale) ne permettaient pas jusqu'à ces découvertes de comprendre ce qu'était véritablement la peinture grecque.
Dans la même saison de fouilles a lieu la découverte de la seconde tombe royale, dite de Philippe II de Macédoine. Actuellement certains pensent que ce n'est pas tombe du père d'Alexandre le Grand. On pense à des noms de souverains plus récents, comme Philippe Arrhidée, le demi-frère aîné d'Alexandre, ou bien Cassandre, celui qui a réussi à monter sur le trône après avoir ordonné l'assassinat de Roxane et du fils d'Alexandre. Et puis la troisième tombe, la tombe dite du prince dont on se demande si ce n'était pas la tombe du fils d'Alexandre le Grand et qui, elle, était encore complète avec les ossements conservés dans une hydrie en argent et autour du col une couronne en or.
Mais bien évidemment la tombe la plus remarquable, c'est celle dite de Philippe II avec des objets exceptionnels dans le domaine du bronze, dans le domaine de l'orfèvrerie – je pense notamment à une couronne de feuilles de chêne impressionnante –, mais aussi dans le domaine du travail du fer avec une cuirasse et un casque uniques ; et puis dans le domaine de l'ébénisterie puisqu'il y a des lits d'ivoire à décor chryséléphantin avec des figures à tête d'ivoire mais dont le corps était recouvert d'or et qui ont été reconstituées au musée de Vergina. Ces découvertes ont marqué le début d'un effort considérable des autorités de la Grèce vers la Grèce du Nord pour redécouvrir ses racines qui se trouvaient en Macédoine antique, une société qui était grecque mais qui avait subi les foudres des Grecs du Sud notamment de Démosthène. C'était donc une société incomprise mais d'une richesse inouïe car la Macédoine est un pays très riche, que ce soit par ses forêts ou par ses mines d'or. Il y avait donc un potentiel très différent, avec l'émergence, très tôt, d'une élite autour de la cour de Macédoine. Andronikos a découvert un art royal de commande. Des sépultures aux couleurs encore très fraîches avec un décor peint offrant des échos incroyables de cette peinture grecque que l'on croyait disparue.

Pouvez vous nous dire quelques mots sur le corpus du Louvre en relation avec ces grandes découvertes de Macédoine ?

Le corpus du Louvre est un corpus très différent. Il s'agit d'œuvres acquises il y a beaucoup plus longtemps, à l'époque où on ne connaissait pas encore les œuvres de Macédoine. Ce sont des oeuvres somme toute secondaires qui n'étaient pas du tout destinées à une élite, des œuvres créées dans un contexte précis pour un menu peuple probablement avec des techniques que l'on peut comparer, mais pas complètement non plus. Toute l'approche faite sur les peintures de Macédoine offre des paramètres nouveaux, des critères qui peuvent être analysés et repérés sur des oeuvres plus secondaires mais je ne crois pas que ce soit un corpus comparable. Toutefois, il y a quelques oeuvres dans ce corpus qui permettent de saisir la maîtrise de la perspective, le jeu des couleurs alors que ce sont des oeuvres secondaires. Parmi ces œuvres, il y a notamment deux lits de Macédoine dont celui qui a été découvert par l'armée d'Orient au moment de la première guerre mondiale (car l'armée était basée autour de Thessalonique). Grâce à ces fouilles de hasard on a notamment retrouvé un fragment de lit, découvert sur la place dite de Constantinople et qui a été réidentifié en 1940 à l'occasion d'une fouille allemande près de la maternité de Thessalonique, donc on sait où se trouvait la tombe. C'est un peu un écho de cet art décoratif des tombes car à l'intérieur des tombes macédoniennes (qui étaient des tombes construites) il y avait un mobilier, non seulement en matériau périssable, ou en verre ou en or, mais également du mobilier en marbre peint qui transposait sur la pierre le décor du mobilier réel. C'est un écho très sensible de ce qu'était le mobilier funéraire introduit à l'intérieur des sépultures. Evidemment ce n'est pas non plus comparable aux éléments de mobilier spectaculaires qui ont pu être trouvés comme le trône de deux mètres de haut de la tombe d'Eurydice trouvé après 1977, dans les années 80, Eurydice probablement qui était la grand-mère d'Alexandre le Grand, la mère de Philippe donc. C'est donc toute une dynastie qui s'offre à nous. Ce trône peint a sur son dossier le décor d'une scène qui représente Hadès et Perséphone en majesté avec un cadre de volutes dorées, qui est un écho en pierre de ces peintures de chevalet qui ont totalement disparu mais qui sont abondamment citées par auteurs anciens et qu'on ne peut retrouver qu'à la lecture des textes anciens. On est sûr qu'on ne retrouvera jamais ces peintures-là. On est obligé de travailler sur les peintures funéraires mais c'est déjà beaucoup, puisque ce sont des techniques que l'on retrouve, l'approche des peintres, et le regard de l'époque, dans la 2ème moitié du 4ème siècle et pour certaines tombes également au 3ème siècle.

On retrouve également des volutes dorées sur le lit de Thessalonique

Mais là ce sont les motifs peints des volutes du pied du lit, ce ne sont pas les spirales continues ornées de rinceaux du décor du dossier, qui est exceptionnel et a pu être étudié de manière scientifique. C'est l'avantage de la nouvelle approche : les restaurateurs et scientifiques peuvent étudier les pigments, mettre en évidence les liants pour comprendre les techniques. Tout ce repérage est essentiel pour avancer sur la peinture antique.

Il y a donc des similitudes entre peinture de l'Enlèvement sur le char d'Hadès et les stèles et fragments peints retrouvés en Macédoine?

Bien sûr. Même s'il s'agit d'oeuvres de commande faites plus rapidement, c'est un écho mineur mais essentiel. Pour le Louvre c'est une véritable richesse que d'avoir ces oeuvres – même si elles ne sont pas comparables car on ne retrouve pas la même richesse de matériaux. C'est toute la différence entre le citoyen mineur et Alexandre le Grand. Le lit de Thessalonique appartenait à une sépulture d'une personne de l'élite de Macédoine. Beaucoup de sépultures des vétérans qui étaient rentrés des campagnes d'Alexandre très riches, ont apporté un nouveau regard sur couleurs. On peut parler d'une évolution du goût. On constate ainsi un accroissement de la richesse de la Macédoine pourtant déjà très riche avec le retour des vétérans à la fin des années 20 du 4ème siècle.

Une influence asiatique alors ?

Oui, une influence sans doute asiatique, un autre regard. Les peintres sont allés vers des couleurs plus brillantes. C'est toute la réflexion autour des couleurs austères et brillantes, une réflexion qui en est encore à ses débuts parce que maintenant il faut construire l'histoire de l'art antique et attendre de nouvelles découvertes. Mais les bases sont jetées et on va déjà assez loin. Et puis toutes ces découvertes permettent aussi de lire autrement les textes antiques. Et de s'apercevoir qu'on a eu tort de les prendre à la lettre et de les croire mais on ne pouvait pas faire autrement. C'est tout le travail admirable d'Agnès Rouveret, de relire les textes anciens pour les comprendre autrement, pour aller au-delà des mots.

Vous avez évoqué la richesse de la Macédoine. Quelles sont justement les spécificités des stèles macédoniennes de notre corpus ?

Nous n'avons pas beaucoup de stèles macédoniennes. Lors des fouilles de Vergina dans le grand tumulus royal – dont on pense qu'il avait été érigé au 3ème siècle après la dévastation des cimetières de la capitale royale par les Galates restés en garnison –, à l'intérieur des terres de remblai Andronikos a trouvé de nombreuses stèles brisées qui venaient des cimetières voisins ; ils permettent de se faire une idée de cette approche particulière. Par exemple, une stèle toute simple, sans aucune décoration à l'exception d'une bandelette rouge nouée où le noeud est représenté avec un trompe-l'oeil extraordinaire. On a ici un motif très simple qui montre toute la richesse d'approche, toute la pratique d'un artiste qui dominait la technique du trompe-l'oeil, abondamment citée par d'autres documents. Je pense aussi à un lit funéraire notamment, avec une frise de griffons s'attaquant à des cervidés. Pour moi c'est un trompe-l'oeil, admirable de relief. Il y a aussi d'autres stèles beaucoup plus riches avec des personnages. Mais indépendamment de la peinture, ces stèles ont permis de réfléchir à l'onomastique, d'établir la certitude que les Macédoniens étaient des Grecs. On se souvient qu'Alexandre 1er au début du 5ème siècle avait dû prouver à Olympie qu'il était bien grec. Il y avait donc une forme de suspicion.
Mais outre l'onomastique, on remarque la richesse des couleurs, des personnages installés dans un univers qui n'a pas une profondeur réelle. On s'aperçoit ainsi que la perspective n'était pas celle que nous connaissons. Ce n'est pas tout à fait les mêmes lignes de fuites. Ainsi dans les peintures de Vergina, il y a une maîtrise parfaite du clair-obscur, du modelé, des raccourcis, sur un fond clair ou sombre mais pas du tout les lignes de fuites des peintures plus proches de nous.
D'après les analyses techniques, la peinture était directement appliquée à même le marbre sans couche d'apprêt comme sur le trône de la tombe d'Eurydice. Il y a des différences qui relèvent des techniques d'atelier. Il y avait sans doute des ateliers plus dominants qui ont pu transmettre leur savoir. C'est toute la question aujourd'hui : de réfléchir (en fonction de ce que l'on trouve en Macédoine) sur les relations entre la Grèce du Nord et d'autres centres de production où l'on trouve des documents très comparables par leurs techniques comme l'Italie. Ainsi les études menées actuellement sur le sarcophage des amazones de Tarquinia, sur la tombe des Cristallini à Naples, montrent qu'il y a eu passage de techniques. On n'a pas le droit encore d'ériger les choses en système mais on peut observer des différences. Les archéologues et spécialistes grecs travaillent sur le corpus de Macédoine pour élaborer un schéma et ensuite on pourra regarder si ce schéma technique se retrouve dans d'autres domaines. On ne le retrouvera sans doute pas exactement. Est-ce que les productions de Volos et de Cyrène en Afrique du Nord d'époques très différentes sont traitées de la même manière ? Il faut faire attention, on n'a pas encore un corpus assez important.

Mais il y a bien eu circulation ? Des circulations via les artistes attiques, puis des influences différemment interprétées, réutilisées. A Cyrène par exemple, les rapports étaient étroits avec Athènes.

C'est toute la question de la circulation des artistes, des modèles. Il est sûr que la cour de Macédoine attirait les artistes, on le sait par les témoignages littéraires, que ce soit Apelle, Pirgoteles ou Lysippe pour l'époque de Philippe et d'Alexandre. Mais également auparavant : on sait que Zeuxis, Euripide (dans un tout autre domaine) sont allés en Macédoine. Les plus grands artistes sont allés là où il y avait des commandes. Et parmi ceux-là il y avait des Athéniens ou des artisans attiques et notamment dans le domaine de la toreutique. On pense ainsi que l'un des plus beaux objets de vaisselle trouvé en Macédoine à Derveni, un cratère de près de 90cm de hauteur en bronze mais fait d'une manière qu'on ne comprend pas encore aujourd'hui, parce que ce bronze contient tellement d’étain qu’il semble doré, et qu’encore aujourd'hui, on ne sait pas travailler la bronze à 15 % d'étain. Il y avait donc tout un travail au repoussé avec Dionysos reproduit sur une face et Ariane ; on essaye de comprendre comment il a été crée. Etant donné le style des figures c'est probablement un artiste attique qui l'a élaboré. Mais les Corinthiens qui étaient de grands bronziers sont aussi montés en Macédoine. On cherche encore aujourd'hui les ateliers. Il y avait forcément des ateliers locaux avec des artistes locaux et venus d'ailleurs. Il est certain qu'il y avait beaucoup de circulation, plus qu'on ne pourrait le penser, ce qui explique ces ressemblances, ces savoirs communs entre l'Italie, la Grèce du Nord mais on n’a pas encore trouvé un matériel comparable en Attique ou dans le Péloponnèse parce que les coutumes funéraires étaient différentes. Les tombes étaient construites en Macédoine. Les tumuli n'auraient pas préservé ces stèles si les tombes avaient été exposées à l'air libre pendant plusieurs siècles.

Vous mentionnez les coutumes funéraires. Pouvez-vous nous réexpliquer ce qu'étaient ces coutumes funéraires en Macédoine ?

Il ne faut pas généraliser. Les rois de Macédoine recherchaient les valeurs symboliques et les rituels fondés sur leur érudition. Ainsi ils ont cherché à reproduire les rites décrits pas Homère, les rites d'ensevelissement avec crémation des défunts (et à d'autres moments inhumation). Comme on le voit pour les tombes de Philippe II, du Prince, de l'élite également on se faisait ensevelir après incinération sur un bûcher, puis les ossements éteint pieusement rassemblés et lavés peut-être (comme pour les funérailles de Patrocle) et ensevelis dans une draperie. Les ossements brûlés de Philippe II ont été retrouvés avec une couronne placée dans un coffret, [l’harnax], frappé de l'étoile de Macédoine. Cette couronne, selon Andronikos, avait été portée par le défunt sur le bûcher, cette couronne en feuille de chêne, car des éléments de la couronne ont été retrouvés sur le bûcher (dont une partie est exposée aussi au musée de Vergina, avec les éléments de harnachement. Il y avait aussi sans doute des rituels de sacrifices d'animaux). Dans l'antichambre de cette tombe on a aussi trouvé des ossements d'une jeune fille de 20 ans non identifiée, enveloppés dans un tissu à décor de pourpre sur fond d'or qui est sans doute un tapis de selle, un des rares exemples de tissus retrouvés pour la Grèce car les matériaux périssables de ce type ne se conservent pas. Ces découvertes montrent bien des rites tout à fait conscients et affirmés, pour revenir, par-delà les siècles, aux vraies valeurs de la Grèce antique symbolisée par Homère.

Les Macédoniens étaient donc paradoxalement plus Athéniens que les Athéniens ?...

Certainement. C'était aussi un moyen de consolider les racines de la dynastie.

Et dans le cas des stèles funéraires, il s'agissait de pierres qui manifestaient la présence de la tombe ?

Tout à fait, comme partout en Grèce : on pense que la stèle dressée signalait la présence d'une sépulture avec le nom du défunt qu'il était très important de prononcer pour le faire revivre. C'est vrai pour la Grèce entière. Dans l'anthologie palatine, le rôle de la parole est essentiel.

C'est le cas de la seule stèle sculptée du corpus où est écrit le nom d'Antigona (celle avec le petit chien.)

Oui, c'est une stèle d' Alexandrie.

On trouve donc la même chose à Alexandrie, à Cyrène ?

Oui, en termes de représentation il n'y a pas de différence. On peut retrouver des stèles de dexiosis (serrements de mains), les adieux des vivants au défunt. Avec toujours cette difficulté d'identifier le défunt sur les stèles à plusieurs personnages. Mais ce qui est très intéressant dans le corpus du Louvre c'est d'avoir des défunts dans leur intérieur, ce qui montre cet apprentissage de la perspective qui permettait d'installer les personnages dans un univers construit et pas simplement de les poser sur un fond clair. Il y a quelques stèles très exemplaires.

Pourriez-vous nous parler plus en particulier de la peinture et de polychromie sur autres supports que la pierre ou le marbre : à savoir, sur la céramique et sur le bronze ?

Faute d'originaux, on a longtemps cru aux liens entre la céramique et la peinture. Il y avait sans doute inspiration mais les relations étaient loin d'être évidentes. On pense aujourd'hui plutôt aux liens entre la peinture et la peinture sur figurines en terre cuite. On remarque les mêmes pigments, la même stratigraphie.
En revanche, dans le domaine du bronze, les techniques sont très différentes. Il n'y a donc pas d'élément comparable puisque c'est en faisant varier les teneurs quantitatives des alliages et en incrustant ces éléments coulés à part que les bronziers introduisaient une véritable polychromie mais très spécifique dans leurs oeuvres. Pour les grandes statues en bronze (comme les bronzes de Riace, [près de Reggio Calabria, en Italie]) on voit bien que le bronze couleur or (il était important de conserver la couleur de l'alliage par des techniques de polissage mais également en enduisant les oeuvres d'huile, de poix ou de bitume cf. textes de Pline ou de Pausanias), il y avait des incrustations de cuivre rouge pour les lèvres, d'argent pour les dents, les yeux étaient rapportés avec tout un travail de matériaux différents, les globes oculaires en marbre, en ivoire, en pâte de verre blanche,et puis l'iris et la pupille étaient incrustés dans le globe oculaire en pâte de verre. D'après les quelques exemples qui ont été retrouvés, ils pouvaient être prune avec des reflets violets, verts ; les yeux de l'Aurige de Delphes sont bruns... L'iris et la pupille pouvaient aussi être encerclés d'or. Les artistes avaient aussi réfléchis au fait qu'il fallait que la lumière traverse le matériau. L'iris ne devait donc pas être enchâssé jusqu'au fond. Grâce à ce vide, la lumière pouvait donner vie à la pâte de verre. Il y avait aussi une grande recherche sur le corps avec des incrustations de cuivre rouge pour les statues d'hommes nus pour la pointe des seins. Puis des recherches naturalistes à l'époque hellénistique, le plus bel exemple étant le pugiliste des Thermes conservé dans la salle octogonale du Palazzo Massimo (musée des Thermes), où le cuivre rouge a servi l'intention du sculpteur qui a représenté le pugiliste fatigué à l'issue du combat avec toutes les blessures, les coupures sur le nez, les oreilles. L'artiste a su introduire une valeur temporelle dans son oeuvre : la tête se tourne violemment sur la droite, il y a des projections de sang sur l'avant-bras droit et la cuisse droite qui sont des incrustations de cuivre rouge. Il y a quelques très rares exemples de peinture sur surface métallique mais la manière de faire n'est pas comparable du tout.
Beaucoup plus intéressantes sont les recherches sur les marbres de Delos menées pas Brigitte Bourgeois (du C2RMF) et Philippe Jockey (d'Aix en Provence). Grâce aux analyses, aux repérages des pigments, des couches, des études sont réalisées en relation avec ce qu'on apprend de la Macédoine, de l'Italie dans le domaine de la peinture. Les couches permettaient de moduler les couleurs. On peut ainsi opérer des rapprochements entre la peinture et la sculpture sur pierre, calcaire ou marbre, et le modelage des figurines en terre cuite (cf. exposition du Louvre sur Tanagra).

Ces nouvelles découvertes de Macédoine, en quoi renforcent-elles cette idée de « koiné » grecque dans le bassin méditerranéen ?

En termes d'échanges et d'influence, de nouveaux indices matériels permettent de comprendre qu'il y avait circulation.

…Circulation des matériaux aussi ?

Oui, aussi des matériaux mais il y a encore beaucoup à faire. Il faudrait maintenant voir ce qui se passait dans d'autres domaines du monde grec. Autant on peut parler de « koiné » avec la diffusion des oeuvres comme les figurines tanagréennes dans tout le bassin méditerranéen, il y avait bien un regard commun sur un type d'oeuvres mais à partir du moment où on n'a pas vraiment en Grèce du Sud, en Attique ou dans le Péloponnèse l'équivalent de ce qu'on trouve en Macédoine on est encore en recherche. Mais il y avait beaucoup de différences. Par exemple avec le décret de Démétrios de Phalère : en 317 il y a eu un arrêt brutal de tout un art funéraire somptuaire. Il y avait des valeurs différentes. C'est pour ça que les Macédoniens choquaient tant. En revanche ce sont des valeurs que l'on retrouve en Italie dans un autre contexte de société. Car tout est question de composition de la société. Il a fallu plus de temps, le passage de quelques siècles pour que l'on parle d'une « koiné ».

On voit par exemple sur les stèles d'Alexandrie des représentations de mercenaires macédoniens. Eux aussi ont eu sans doute un rôle à jouer ?

Certainement. Tous ceux qui circulaient pouvaient transmettre un savoir, une demande. On ne sait pas à qui ils s'adressaient pour faire leurs stèles. S'agissait-il d'une réponse d'un artiste local sur des modèles, sur une intention, ou bien avait-il aussi (Alexandrie était une grande ville cosmopolite) des artisans de Grèce du Nord ? Très vraisemblablement.
Ces stèles d'Alexandrie représentant des vétérans sont l'écho de certaines façades de tombes comme celle du Jugement dernier à Lefkadia, où l'on voit un personnage qui est le défunt représenté sur la paroi de sa tombe. C'est exactement cette même mise en situation que l'on retrouve sur des stèles plus modestes. Là, il y a passage d'une image, d'une iconographie. Peut-être que les vétérans cherchaient aussi à affirmer leurs origines de cette manière.

Pourrait-on terminer sur la couleur. Pourriez-vous vous exprimer librement sur la couleur dans le corpus des stèles ? Est-ce que la couleur pourrait être un des éléments de cette « koiné » ?

Forcément. A ceci près que les pigments pouvaient circuler mais que souvent les pigments utilisés étaient locaux. La Macédoine était très riche dans ce domaine. Ce qui frappe, c'est la richesse des couleurs. Il y a des jaunes étonnants. On est aujourd'hui frappé par la maîtrise technique et empirique de ces artistes qui savaient utiliser les pigments dans leur relation entre eux soit par des superpositions, soit par des mélanges pour faire vibrer une couleur, pour la rendre plus rose, plus violette, plus translucide, qui savaient mêler dans le domaine du rouge les ocres au rouge du cinabre, à la laque de garance.
Une des personnes qui a le plus apporté à la connaissance de la peinture grecque est Hariklia Brékoulaki, qui vient de soutenir sa thèse à Paris I (avec Francis Croissant et également sous l'égide d'Agnès Rouveret), et qui a pu approcher les ouvres, qui a pu faire analyser de petits prélèvements, ce qui nous permet aujourd'hui de comprendre que dans certains cas le mélange avait lieu sur la palette du peintre, directement au contact de l'oeuvre, et qu'un rouge n'était pas seulement un rouge sur une couche blanche mais aussi un rouge de cinabre mêlé à un ocre, rouge de cinabre sur un ocre. L'effet obtenu était très différent. C'est un travail extrêmement subtil soit de juxtaposition, soit de superposition pour arriver à la mise en lumière de techniques parfois impressionnistes, avec une juxtaposition de touches de couleurs pures ; ces techniques imposaient une réflexion sur la résolution optique et une nécessité de voir l'oeuvre d'un peu loin pour pouvoir lui redonner tout son sens. Ce rôle de la couleur découvert aujourd'hui avait déjà été pressenti au 19ème siècle quand il y avait encore de la couleur sur certaines oeuvres notamment les Korai de l'Acropole, et sur certains édifices. Mais les couleurs ont disparu. Heureusement que l'on retrouve aujourd'hui des documents avec des couleurs si fraîches pour comprendre l'intention des artistes. On a appris aussi beaucoup non seulement sur la peinture mais également sur les décors peints des façades architecturales puisque ces tombeaux reproduisaient l'élévation de temples dorique ou ionique. On a sous les yeux (à Vergina ou à Lefkadia) des élévations de temples grecs (cf. la sépulture des Palmettes) rouges, roses ou violines qui montrent la subtilité d'utilisation des tons pour rehausser certains détails de l'élévation des moulures, des acrotères (c'est-à-dire des palmettes). Une recherche nouvelle a été initiée grâce à ces découvertes de Macédoine parce qu'on a maintenant la couleur des temples grecs.