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PEINTURE ET SOCIETE
     
 

L’art pictural est une activité et une production qui s’inscrit dans la société, dont la nature et l’évolution dépendent de la réalité politique et sociale ; ceci est d’autant plus vrai de l’art grec que celui-ci est un art de commande. Le IVe siècle, qui voit la fin de l’existence politique des cités au profit du système monarchique, constitue un tournant dans l’évolution de l’art grec. En effet, au Ve siècle, l’entité politique prédominante est la cité ; l’art grec est alors un art communautaire tout entier tourné vers elle. « C’est pour et par la communauté des citoyens que les artistes conçoivent et exécutent leurs œuvres. C’est donc dans le mouvement même de la vie communautaire qu’il convient de situer les divers aspects de l’art grec du Ve siècle. » (Roland Martin, L’art grec). La cité est le commanditaire presque exclusif des œuvres d’art : les artistes sont à son service. L’art est à cette époque un art civique et religieux ; « Ce sont les nouveaux rapports des hommes avec les dieux et les relations étroites du citoyen avec la communauté que les artistes de cette première génération vont exprimer, tant en sculpture qu’en peinture, tandis que les architectes portèrent leurs efforts, à la demande de la polis, sur l’organisation du cadre de la vie civique » (ibid). Il s’agit pour les cités de construire les plus beaux monuments, de les parer des plus belles décorations pour assurer leur prestige et pour rendre hommage aux dieux. L’art est également un art funéraire même si les tombes des citoyens de ces cités sont au Ve siècle et même au IVe siècle beaucoup plus modestes que celles des siècles postérieurs. On y trouvait de nombreux objets précieux ou familiers, mais aussi des stèles sculptées ou peintes.

A partir du IVe siècle, la réalité politique et sociale change : le monde grec n’est plus celui des cités mais celui de l’empire macédonien. Plusieurs changements s’opèrent parallèlement dans l’art. Tout d’abord, l’art grec connaît un essor important grâce à de nouveaux commanditaires. Le système politique est celui de la monarchie. Les rois, parce qu’ils pratiquent une politique d’évergétisme, sont alors les premiers commanditaires; il s’agit pour eux d’assurer leur prestige par une politique de faste et de recherche d’un cadre de vie luxueux. Les rois macédoniens veulent également, en s’entourant d’artistes grecs et en favorisant leurs productions, affirmer un hellénisme que leur dénient les cités grecques. L’art est donc favorisé par les rois et plus généralement par la nouvelle aristocratie issue de la cour. Mais il l‘est aussi par les riches particuliers. La période hellénistique est marquée par une prospérité économique grâce au développement du commerce. Un haute bourgeoisie de commerçants, de banquiers, de puissants fermiers voit le jour ; « elle accroît la clientèle que fournissent les cours royales et favorise le développement de ces multiples ateliers d’art à caractère commercial, qui fabriquent des copies ou des imitations des grandes œuvres, pour la décoration des demeures urbaines. »(ibid). L’art grec n’est donc plus un art communautaire, au service de la cité. Ses destinataires ne sont plus seulement les dieux, la cité ou les morts. L’art est aussi fait pour le particulier. Ce changement de destinataires se répercute sur les productions picturales : se développe d’une part un art grandiose commandé par les hauts dignitaires, et d’autre part un art moins soigné, moins soigné « des ateliers d’art à caractère commercial » (cf supra), lié à la démocratisation de l’art. « Dans un milieu culturel aussi contrasté, les buts et l’inspiration de la création artistique ne pouvaient qu’être multiples. La nature des commandes, où les préoccupations individuelles, décoratives et matérielles, étaient désormais beaucoup plus importantes que les impulsions religieuses ou communautaires orientait cette création vers un art utilitaire, sensible au phénomène de la mode. » (ibid)

Par cette description de la décadence de l’Art suite à la chute de l’Empire romain, Shaftesbury (1671-1713), avec Pline, condamne l’utilisation débridée de matériaux précieux. C’est ainsi la simplicité de la technique des Anciens qui est soulignée et valorisée. Par l’utilisation d’un champ lexical de la moralité, Shaftesbury insiste sur la visée éthique de l’art.

 
         
Anthony Ashley Cooper, 3rd Earl of Shaftesbury (1671-1713),
Characteristicks of Men, Manners, Opinions, Times. Volume 1. Section III
   
“One of the mortal Symptoms upon which Pliny pronounces the sure Death of this noble Art, not long survivor to him, was what belong’d in common to all the other perishing Arts after the Fall of Liberty ; I mean the Luxury of the Roman Court, and the change of Taste and Manners naturally consequent to such a Change of Government and Dominion. This excellent, learned, and polite Critick, represents to us the false Taste springing from the Court it-self, and from that Opulence, Splendour, and Affectation of Magnificence and Expence proper to the place. Thus in the Statuary and Architecture then in vogue, nothing cou’d be admir’d beside what was costly in the mere Matter or Substance of the Work. Precious Rock, rich Metal, glittering Stones, and other luscious Ware, poisonous to Art, came every day more into request, and were impos’d, as necessary Materials, on the best Masters.”   « L’un des symptômes mortels qui incitent Pline à prédire la mort future de ce noble art, qui ne devait guère lui survivre, se trouvait être commun à tous les autres arts frappés de déclin après la chute de la liberté ; c’est-à-dire le luxe de la cour romaine, et le changement en matière de goûts et de manières entraîné naturellement par un tel changement de gouvernement et de régime. Ce critique excellent, érudit, et poli nous représente le faux goût qui naît de la cour elle-même, et de l'opulence, de la splendeur et de l'affectation de magnificence et de dépense propre à cet endroit. Ainsi, dans la statuaire et l’architecture alors en vogue rien ne pouvait être admiré, qui ne soit coûteux de par le sujet ou les matériaux utilisés pour réaliser les œuvres. Marbres précieux, riches métaux, joyaux scintillants et autres articles somptueux, poisons pour l’art, étaient chaque jour plus demandés et étaient imposés comme matériaux nécessaires aux meilleurs maîtres. »
       
      Londres: 1714, p. 341-342.
traduction originale C. Berget
         
  George Turnbull souligne ici le rôle public de l’art dans la société grecque antique. Sans doute influencé par l’approche humaniste civique de son maître Shaftesbury, il montre un art utilisé par les élites pour promouvoir les valeurs de la société grecque (le sacrifice pour la patrie notamment).  
         
George Turnbull (1698-1748),
A Treatise on Ancient Painting, chapitre 6
         
In funeral Ceremonies the Badges or Ensigns of the publick Employments any one had filled were display’d. And can we imagine a nobler Spectacle than a young Man proclaiming the due Praises of Virtue, Merit, and publick Services? Must not the Sight of those Images of Persons thus glorify’d by their Virtues, have awaken’d and inflam’d every one with ardent, generous, heroick Sentiments ans Resolutions. By this practice the Sense of Honour was kept lively and vigorous ; and the Youth were fired with an Ambition able to incite to great Atchievements, able to undergo any hardship, or forgo any Pleasure for the publick Good. ‘Tis plain from several Passages of the ancient Authors, that such Images were amongst the old Romans, their Titles or Patents of Nobility. Amongst the Greeks sepulchral Monuments were either adorned with Bas-reliefs or painted. Pausanias and other Authors mention many that were painted; and this was also a practice among the Romans, for several such Monuments are yet to be seen at Rome, and about Baiae and Cumae.

The Antiquarians have been often puzzled to find out the reason why the Mausolea, Sarcophagi, sepulchral and other funeral Monuments are often adorn’d with Representations of Vintages, Huntings, Festivals, and such gay Subjects. But ‘tis worth observing that the ancient Greeks and Romans instead of adding artificially to the natural Horrors of Death, took all pains on the contrary to allay that Dread. This at least is certain, that they took care to make Death in the Service of the Publick desirable and glorious.

Amongst the Greeks, the Pictures and Statues of great Men, and in memory of their great Deeds, were placed in the Temples amidst the Images of their Gods, and Pictures and Sculptures representing religious Rites and Customs. In the Temples were likewise Pictures recommending the Virtues, and pointing out the Errors and Miseries into which Ignorance and false Pleasure mislead. This is evident from one Example out of many that might be brought : The famous allegorical Picture in the Temple of Saturn, described at large by Cebes, commonly called his Table. This is a charming allegorical Picture of human Life, and sufficiently shews us what fine Notions the ancient Philosophers in the Age of Socrates, had of the use that might be made of Painting to instruct in the profoundest Doctrines of Morality.

[…]
One thing however which I have not hitherto had occasion to remark, is worth our attention : The Symbols in ancient Allegory, by which the Affectations of the Mind, the Virtues, and the Vices are represented, are well known to the Learned ; they make a fix’d determinate Language, from which when Painters depart, they speak an unknown Tongue, to which there can be no Key, unless they give us a Dictionary for explaining their capricious Inventions. Rubens is justly blamed for mixing Allegory with History ; two Subjects that ought to be kept distinct from one another ; and not only for mixing profane Theology with Christianity, but for inventing in Allegory, and not conforming himself to the ancient known Language or Symbols. Such moral Pictures had place in the Porticoes and Schools where the Philosophers taught. For all the Schools, Academies, and Places of Exercise amongst the ancient Greeks were adorned with Pictures proper to them ; and that often furnish’d the Philosophers with very suitable Arguments for moral Lessons.
[…]
That in Schools of the Liberal Arts were plac’d the Statues of the nine Muses and Apollo, might be prove’d by many Authorities : And that the famous Philosophers were represented in these is plain, since it was become a Proverb ; Qui nunquam Philosophum pictum viderunt. Sidonius Apollinaris gives us an Account of the Pictures of Philosophers in the Gymnasia subsisting in his time : And Pliny mentions several Artists that were famous for doing Philosophers only.

Pausanias tells us, that there were in all the Cities of Greece, certain Places design’d for Assemblies of the Learned and Ingenious for Conversation, and that these were adorn’d with Pictures, Statues and Sculptures.

  Dans les cérémonies funéraires, les insignes et les emblèmes correspondant aux emplois publics remplis par le défunt étaient exhibés. Et peut-on imaginer spectacle plus noble que celui d’un jeune homme proclamant les louanges que l’on doit à la vertu, au mérite et au service public ? Est-ce que la vue de ces images de personnes ainsi glorifiées par leur vertus n’ont pas réveillé et enflammé chacun de sentiments et de résolutions ardents, généreux et héroïques ? Cette pratique entretenait toute la vivacité et la vigueur du sens de l'honneur et les jeunes gens étaient animés d’une ambition capable de les pousser aux réalisations les plus grandes, de se confronter à tous les obstacles, ou de renoncer à tout plaisir pour le seul bien public. Plusieurs passages d'auteurs anciens montrent clairement que de telles images étaient, chez les anciens romains, leurs titres ou quartiers de noblesse. Chez les Grecs, les monuments funéraires étaient ornés soit de bas-reliefs soit peints. Pausanias entre autres, en mentionne de nombreux qui étaient peints, et c’était aussi une pratique chez les Romains, car plusieurs monuments de cette sorte peuvent toujours être vus à Rome et vers Baïes et Cumes.

Les amateurs d'antiquités ont souvent été déconcertés en essayant de comprendre pourquoi les mausolées, les sarcophages, les sépulcres, et autres monuments funéraires étaient souvent ornés avec des représentations de vendanges, des scènes de chasse, des fêtes et autres sujets gais. Mais il convient d’observer que les anciens Grecs et Romains, au lieu d’augmenter par le biais de l’artifice, aux horreurs naturelles de la mort, prenaient un grand soin de soulager cette frayeur. Ceci, du moins, est certain, qu’ils prenaient garde de rendre la mort pour le service du bien public désirable et glorieuse.

Chez les Grecs, les peintures et les statues des grands hommes étaient placées en mémoire de leurs hauts faits dans les temples au milieu des images de leurs dieux, des tableaux et des sculptures représentant des rites religieux et des coutumes. Dans les temples, on mettait de même des peintures exhortant à la vertu, et dénonçant les erreurs et les misères auxquelles conduisent l’ignorance et les faux plaisirs. Ceci est évident dans l’un des exemples parmi les nombreux qui existent : le célèbre tableau allégorique du temple de Saturne, décrit amplement par Cebes, qu’on appelle communément sa table. C’est une charmante allégorie de la vie humaine, et il nous montre la conception assez fine que les philosophes anciens de l’époque de Socrate se faisaient de l’usage de la peinture pour enseigner les doctrines morales les plus fondamentales. […]

Une chose cependant, dont je n’ai pas eu l’occasion de faire la remarque jusqu’ici, mérite notre attention : les symboles utilisés dans les allégories anciennes, par lesquels les affections de l’esprit, les vertus et les vices sont représentés, sont bien connus des lettrés ; ils constituent un langage aux règles bien établies et lorsque les peintres s'en éloignent, ils parlent alors une langue étrangère dont on ne connaît pas la clé, à moins qu’ils nous donnent un dictionnaire pour expliquer leurs inventions capricieuses. On reproche avec raison à Rubens de mélanger allégorie et histoire, deux sujets qui devraient être distingués l’un de l’autre ; et pas seulement de mélanger théologie profane et chrétienté, mais encore d’inventer en matière d’allégorie, et de ne pas se conformer à l’ancien langage connu ou aux symboles. De telles peintures morales trouvaient place dans les portiques et les écoles où les philosophes enseignaient. Car toutes les écoles, les académies, et les endroits d’exercice chez les anciens Grecs, étaient ornés de peintures qui leur étaient propres ; elles fournissaient souvent aux philosophes des argument très adaptés à des leçons morales. […]

De nombreuses autorités peuvent prouver que dans les écoles des arts libéraux on trouvait les statues des neufs muses et d’Apollon : et il est évident que les philosophes étaient aussi représentés, car cela est même devenu proverbial : Qui nunquam philosophum pictum viderunt. Sidonius Apollinaris nous donne une description des peintures des philosophes dans le "gymnasia" qui subsistent à son époque : et Pline mentionne plusieurs artistes qui étaient réputés pour ne peindre que des philosophes.

Pausanias nous dit qu’il y avait dans toutes les cités grecques, des endroits prévus pour accueillir les discussions les lettrés et ceux qui pratiquaient l'art de la conversation; et que ces lieux étaient ornés de peintures, de statues et de sculptures.

      London: Millar, 1740, 117-118.
traduction C. Berget.
 
       
       
  Usages de la peinture.
Les usages que le monde grec fait de l’art pictural sont multiples. Ils ont varié au cours des temps et se sont diffusés, notamment dans le monde romain. Cette multiplicité des usages de la peinture est observable dans la multiplicité des supports qu’elle adopte : statues en marbre et en calcaire, figurines en terre cuite, stèles, navires, parois murales, tableaux de chevalet.

Pline rapporte quelques uns de ces usages dans son Histoire naturelle. Il évoque par exemple à plusieurs reprises la peinture des bateaux, fréquente dans l’Antiquité : « Dès l’époque homérique on badigeonnait au vermillon les flancs des navires et les plus anciens vases peints montrent déjà les proues ornées d’yeux ou d’autres motifs ; toute une série d’emblèmes de la flotte des Achéens est décrite par Euripide (480- 406 av. J.-C.), dans Iphigénie à Aulis » (A.Reinach, La peinture ancienne, note d’Agnès Rouveret, Macula).

 
       
Pline,
Histoire naturelle, Livre XXXV, §49
   
Cerae tinguntur isdem his coloribus ad eas picturas, quae inuruntur, alieno parietibus genere, sed classibus familiari, iam vero et onerariis navibus, quoniam et pericula expingimus, ne quis miretur et rogos pingi, iuvatque pugnaturos ad mortem aut certe caedem speciose vehi.
  On teint les cires avec ces mêmes couleurs pour les peintures à l’encaustique. Cela ne peut se pratiquer sur les murailles ; mais cela est commun sur les vaisseaux de guerre, et même, à présent, sur les bâtiments de transport. En effet, nous décorons ces dangereux véhicules : qu’on ne s’étonne donc pas si nous peignons aussi les bûchers, et si nous y faisons conduire, dans des chars pompeux, des gladiateurs qui vont à la mort ou du moins au carnage. A la vue de cette variété de tant de couleurs, on se complaît à admirer l’antiquité.
       
      Édition Nisard, édition J.J.Dubochet, 1850
       
  « La peinture décorative apparaît de bonne heure comme ornement pariétal ou total de l’intérieur des temples et des portiques. Pour les décors de théâtre on peut remonter au milieu du Ve siècle avec Agatharchos ; c’est aussi le premier peintre dont on sache qu’il ait décoré une maison particulière. Avec Pausias, au milieu du IVe siècle on commence à peindre les plafonds comme les murs ; au siècle suivant, les tombes peintes se répandent dans tout le monde gréco-romain. » (Reinach, La peinture ancienne, Macula.) Pétrone (Ier siècle ap. J.-C.), dans le Satiricon, témoigne de cet usage de la peinture, dans le monde romain ; celui-ci a , en effet, hérité de la conception de la peinture comme décor qui s’est répandue au IVe siècle dans le monde grec. Le caractère satirique de cette ekphrasis, qui stigmatise le mauvais goût des parvenus incarné par Trimalcion, est clairement annoncé par son incipit : les couleurs criardes, le luxe déplacé d'objets triviaux, annonce le grotesque de la prétention à l' « épique » de l'ancien esclave ; de façon très significative, la critique se trouve ici associée à une évocation de la facture en trompe-l'œil des peintures, au ridicule prétentieux de la représentation.  
         
Pétrone (Ier siècle ap. J.-C.),
Satyricon, §29

   
[…] In aditu autem ipso stabat ostiarius prasinatus, cerasino succinctus cingulo, atque in lance argentea pisum purgabat. super limen autem cavea pendebat aurea, in qua pica varia intrantes salutabat.
Ceterum ego dum omnia stupeo, paene resupinatus crura mea fregi. Ad sinistram enim intrantibus non longe ab ostiarii cella canis ingens, catena vinctus, in pariete erat pictus superque quadrata littera scriptum 'cave canem'. Et collegae quidem mei riserunt, ego autem
collecto spiritu non destiti totum parietem persequi. Erat autem venalicium cum titulis pictum, et ipse Trimalchio capillatus caduceum tenebat Minervaque ducente Romam intrabat. Hinc quemadmodum ratiocinari didicisset deinque dispensator factus esset, omnia diligenter curiosus pictor cum inscriptione reddiderat. In deficiente vero iam porticu levatum mento in tribunal excelsum Mercurius rapiebat. Praesto erat Fortuna cum cornu abundanti et tres Parcae aurea pensa torquentes. Notavi etiam in porticu gregem cursorum cum magistrose exercentem. […] Interrogare ergo atriensem coepi, quas in medio picturas haberent. 'Iliada et Odyssian' inquit 'ac Laenatis gladiatorium munus'.
  [[…] à l’entrée se tenait le potier, vêtu de vert avec une ceinture cerise, qui épluchait des pois dans un plat d’argent. Au-dessus du seuil pendait une cage d’or où était une pie au plumage multicolore, qui saluait les arrivants.
Quant à moi, j’admirais bouche-bée, quand, sursautant de peur, je faillis me rompre les jambes. A gauche de l’entrée, non loin de la loge du portier, un énorme chien tirait sur sa chaîne. Au-dessus de lui était écrit en lettres capitales : Gare, gare au chien. Vérification faite, ce n’était qu’une peinture sur la muraille.
Mes compagnons se moquaient de ma frayeur. Mais, ayant recouvré mes esprits, je n’avais d’yeux que pour les fresques qui ornaient le mur : un marché d’esclaves, avec leurs titres au cou, et Trimalcion lui-même, les cheveux flottants, portant le caducée, entrant à Rome conduit par Minerve. Ici on lui apprenait le calcul. Là il devenait trésorier : le peintre avait méticuleusement expliqué toutes choses par des inscriptions détaillées. Au bout du portique, Mercure enlevait Trimalcion par le menton, pour le porter sur un tribunal élevé. A ses côtés se tenait la Fortune, munie d’une copieuse corne d’abondance, et les trois Parques, filant sa vie sur des quenouilles d’or. Je remarquai aussi une troupe d’esclaves s’exerçant à la course sous la direction d’un maître. […] J’allai demander au portier quelles peintures tenaient le milieu du portique : L’Iliade et l’Odyssée, dit-il, et sur la gauche, vous voyez un combat de gladiateurs ».

       
      traduction de Louis de Langle, Paris, Bibliothèque des curieux, 1923
       
  La peinture décorative n’est pas propre à la culture romaine de l’époque de Pline (cf supra). C’est donc un jugement tout à fait personnel et qui s’appuie davantage sur des critères moraux qu’esthétiques que prononce Pline lorsqu’il évoque les peintures murales qui décorent les intérieurs ; il critique en effet deux aspects de l’art pictural de son époque qu’il oppose à celui des grands peintres : il dévalorise la peinture murale au profit de la peinture de chevalet, et refuse l’usage particulier et privé de la peinture (les décors intérieurs) qu’il oppose à l’ art mobilisé pour la cité. Aux yeux de Pline, le grand art pictural, c’est le tableau.
 
         
Pline,
Histoire naturelle, Livre XXXV, § 118.
   
Sed nulla gloria artificum est nisi qui tabulas pinxere. Eo venerabilior antiquitatis prudentia apparet. non enim parietes excolebant dominis tantum nec domos uno in loco mansuras, quae ex incendiis rapi non possent. casa Protogenes contentus erat in hortulo suo; nulla in Apellis tectoriis pictura erat nondum libebat parietes totos tinguere; omnium eorum ars urbibus excubabat, pictorque res communis terrarum erat.   Mais il n’y a de gloire que pour les artistes qui ont peint des tableaux, et c’est ce qui rend encore plus respectable la prudence de l’antiquité. En effet, alors les murs et les maisons ne s’ornaient pas pour les seuls possesseurs, de peintures qui fixées en un lieu ne pouvaient être sauvées d’un incendie. Protogène se contentait d’une cabane dans son jardin ; il n’y avait point de peinture sur les crépis d’Apelle ; on ne s’était pas avisé de peindre des murailles entières. Chez tous ces artistes l’art ne veillait que pour les villes, et un peintre appartenait à toute la terre.

       
      Édition Nisard, édition J.J.Dubochet, 1850
       
  Ces extraits nous font clairement comprendre de quels enjeux politiques la peinture d’histoire était parfois chargée dans la Rome antique ; le portrait colossal de Néron, par exemple, est un acte de pure propagande, que le ciel se chargera de châtier !
 
       
Pline,
Histoire Naturelle Livre XXXV,§ 50, 51.
   
§ 50. J’ai dit que la Peinture fut assez estimée à Rome, du temps de Fabius ; cependant elle y acquit encore plus d’honneur, dans la suite, lorsque Valérius Maximus Messala ayant défait les Carthaginois, en exposa la bataille, dans un Tableau , sur un des côtés du Palais Hostilien, l’an de Rome CCCCXC ; et c’est le premier ouvrage de cette sorte, c’est-à-dire consacré publiquement, dont notre Histoire fait mention […].
Hostilius Mancinus […]. renvoyé à Rome par Scipion même, qui lui avait amené un successeur, il eut la hardiesse, de retour dans sa patrie, d’exposer le tableau de cette irruption, avec les circonstances dont elle avait été accompagnée, en indiquant lui-même au Peuple, les lieux, les situations, et les diverses attaques essuyées par les assiégés [...]. Enfin, après toutes ces Peintures, on admira beaucoup dans Rome cette belle Décoration de Théâtre, qui parut aux jeux de Claudius Pulcher, surtout quand on vit des corbeaux s’en approcher, pour se reposer sur les tuiles apparentes que le Peintre y avait représentées.
       
      Edité à Londres, chez Guillaume Bowyer, 1725
       
§ 51 - Et nostrae aetatis insaniam in pictura non omittam. Nero princeps iusserat colosseum se pingi CXX pedum linteo, incognitum ad hoc tempus. Ea pictura, cum peracta esset in Maianis hortis, accensa fulmine cum optima hortorum parte conflagravit. Libertus eius, cum daret Anti munus gladiatorium, publicas porticus occupavit pictura, ut constat, gladiatorum ministrorumque omnium veris imaginibus redditis.   Je ne saurais passer sous silence la folie à laquelle notre époque est arrivée en fait de peinture. L’empereur Néron avait ordonné de peindre de lui une image colossale, haute de 120 pieds, sur toile, ce qui n’avait jamais été fait jusqu’alors. Quand cette peinture fut achevée, elle fut frappée de la foudre dans les jardins de Maïus et brûla avec la meilleure partie des jardins. Quand un de ses affranchis donna à Antium des jeux de gladiateurs, il peupla, assure-t-on, les portiques publics d’une peinture où tous les gladiateurs et appariteurs étaient représentés grandeur naturelle.
       
      traduction d’A. Reinach, La Peinture ancienne, 1921; Macula 1985
       
  galeries et expositions
Les tableaux étaient souvent « exposés en public avant d’être mis dans leur emplacement définitif ; on pouvait les voir dans l’atelier du peintre ou dans un édifice public. De bonne heure, on affecta aux tableaux des maîtres des galeries spéciales dites Pinacothèques (par exemple, les Propylées d’Athènes), pour lesquelles, à défaut des originaux, on faisait exécuter des copies. Sans porter ce nom certains portiques, tel celui d’Octavie, furent de véritables Musées » (Reinach, La peinture ancienne, Macula). De nombreux textes témoignent de ces pratiques, comme le Satyricon de Pétrone (§ 83), ou La Galerie de tableaux de Philostrate.
 
       
Philostrate,
La Galerie de tableaux, Introduction.
       
Je logeais alors en dehors des murs dans un faubourg bâti sur la côte, et où s’élevait un portique à quatre ou cinq étages, qui avait vue sur la mer Tyrrhénienne. Revêtu des plus beaux marbres que recherche le luxe, il tirait son principal éclat des tableaux encastrés dans ses murs, et choisis, comme il me le semblait, avec un soin tout particulier.
       
      traduction de A. Bougot, révisée par F. Lissarrague,
Belles Lettres, 5 lignes.
       
Pline,
Histoire Naturelle, extraits.
       
(images des Hommes illustres dans les Bibliothèques)
Et puisque nous en sommes sur les Images, il ne faut pas oublier une pratique, qui est encore assez nouvelle parmi nous ; je veux parler de cet ornement, qu’on donne depuis peu à nos Bibliothèques, soit publiques, soit particulières. […] C’est à Asinus Pöllion, à qui nous devons le premier exemple de ce grand embellissement à nos Bibliothèques, puisqu’en formant la sienne, dans Rome, pour l’usage du public, il y plaça, dans un Vestibule très magnifique, les Auteurs mêmes, dont les Ouvrages y étaient consacrés.
[…] Ce qu’il y a de certain, et qui fait beaucoup d’honneur à notre Ville, c’est que la passion des Têtes illustres y a été fort grande dans le bon temps. […]
       
      Edité à Londres, chez Guillaume Bowyer, 1725
       
L.B. Alberti
De Pictura, 1435
       
§ 28. Ingens namque fuit et pictorum et sculptorum illis temporiibus turba, cum et principes et plebei et docti atque indocti pictura delectabantur, cumque inter primas ex provinciis praedas signa et tabulas in theatris exponebant [...]
  La foule des peintres et des sculpteurs devait être grande en ces temps où les princes et les plébéiens, les doctes et les ignorants se délectaient de peinture. Alors on exposait sur les théâtres, parmi les plus précieuses dépouilles des provinces, des statues et des tableaux.
       
      De la statue et De la peinture, traités de L.B.Alberti,
traduits par Claudius Popelin, à Paris,chez Lévy, 1869.
       
  portraits
La production de portraits connaît un essor véritable au IVe siècle « lorsque l’individu et ses sentiments commencent à être pris en considération par la société et la pensée grecques » (Bernard Holtzmann et Alain Pasquier, L’art grec). Cet art concerne d’abord les rois, les hommes politiques, mais il se développe tellement que dès la fin de l’époque hellénistique, il concerne aussi bien les simples particuliers.
 
       
Pline,
Histoire naturelle, Livre XXXV, § 88
       
Imagines adeo similitudinis indiscretae pinxit, ut –incredibile dictu– Apio grammaticus scriptum reliquerit, quendam ex facie hominum divinantem, quos metoposcopos vocant, ex iis dixisse aut futurae mortis annos aut praeteritae vitae.

  Outre les grands talents, dont nous avons parlé ci-dessus, il [Apelle] avait encore l’imagination si vive et si nette, et la main si juste, qu’il attrapait la ressemblance, au-dessus de tout ce qu’on avait vu jusqu’alors, et d’une manière, si l’on peut dire, individuelle. Jamais pinceau n’a été plus vrai. Apion, le Grammairien, nous rapporte comme un fait assuré, qu’un de ces Devins, ou Physionomistes de la Grèce, qui gagnaient leur vie à dire la bonne aventure sur les traits et l’air du visage des personnes, avait deviné, sur les portraits d’Apelle, l’année mortuaire des Originaux, à lui inconnus, soit qu’ils fussent déjà morts, soit qu’ils fussent encore en vie.
       
      édité à Londres, chez Guillaume Bowyer, 1725
       


  Il [Apelle] peignit des portraits d’une ressemblance si extraordinaire qu’Apion le grammairien – fait incroyable à rapporter – a laissé un opuscule où il affirme qu’une de ces personnes qui prédisent l’avenir d’après le visage des gens et que l’on appelle « metoposcopoi, » indiquait d’après ces portraits le nombre d’années restant avant la mort du sujet, ou encore combien de temps ce dernier avait vécu.
       
      traduction de JM. Croisille, édition Belles Lettres, 4 lignes.
       
  Pline évoque dans son Histoire naturelle « cette culture du portrait [qui] plonge ses racines dans la culture de la koinè des IVe et IIIe siècles avant J.-C. et [qui] produit dès cette époque, des œuvres très élaborées dans la peinture comme dans la sculpture en bronze. Prenant appui sur les recherches grecques en matière de physiognomonie, l’art du portait s’inscrit en effet dans l’exaltation des lignages, liées à Rome au droit des portraits (ius imaginum), privilège de la noblesse patricienne puis patricio-plébéienne » (Agnès Rouveret, Rome et l’Italie jusqu’à la fin de la République.) Les portraits rappellent l’existence de générations antérieures et donnent corps à travers les âges à la lignée familiale. La peinture a pour but de remédier à l’usure du temps, de donner une mémoire, et donc une unité aux familles. Conformément à sa logique d’opposition d’un passé glorieux à un présent de décadence, Pline déplore la disparition de cette tradition du portrait telle qu’elle était respectée du temps de ses ancêtres. Il critique la préférence que l’on donne à son époque au portrait des grands hommes ou de ceux que l’on prétend tels au détriment du portrait du particulier nécessaire pour les cérémonies funéraires.
 
       
Pline,
Histoire naturelle, Livre XXXV, §4 à 9
   
Imaginum quidem pictura, qua maxime similes in aevum propagabantur figurae, in totum exolevit. Aerei ponuntur clipei argentea facie, surdo figurarum discrimine; [...] adeo materiam conspici malunt omnes quam se nosci. Et inter haec pinacothecas veteribus tabulis consuunt alienasque effigies colunt,[…] iidem palaestras athletarum imaginibus et ceromata sua exornant, […] ita est profecto: artes desidia perdidit, et quoniam animorum imagines non sunt, negleguntur etiam corporum. […]
Non est praetereundum et novicium inventum, siquidem non ex auro argentove, at certe ex aere in bibliothecis dicantur illis, quorum inmortales animae in locis iisdem locuntur, quin immo etiam quae non sunt finguntur, pariuntque desideria non traditos vultus, sicut in omero
evenit. Asini Pollionis hoc Romae inventum, qui primus bibliothecam dicando ingenia hominum rem publicam fecit. […]imaginum amorem flagrasse quondam [ testes sunt Atticus ille Ciceronis edito de iis volumine, M. Varro ] […]

Aliter apud maiores in atriis haec erant, quae spectarentur; non signa externorum artificum nec aera aut marmora: expressi cera vultus singulis disponebantur armariis, ut essent imagines, quae comitarentur gentilicia funera, semperque defuncto aliquo totus aderat familiae eius qui umquam fuerat populus. Stemmata vero lineis discurrebant ad imagines pictas.

  Autrefois on se servait, à Rome, des figures de Cire, artistement coloriées, pour conserver et pour multiplier même, dans tous les siècles, une vive ressemblance des personnes illustres. Mais tout cela n’est plus aujourd’hui du bel usage. Au lieu d’une si belle institution, on leur élève aujourd’hui des Boucliers d’or, ou des Bustes d’argent, où les traits, assez mal rendus, ne nous rappellent qu’imparfaitement les Originaux […]. On n’a plus de goût, que pour les figures de grand prix ; et telle est la folie de la plupart des hommes, qu’ils aiment mieux attirer les regards du public par la richesse de la matière, que par la vivacité et la ressemblance de leurs propres traits. Et cependant, au milieu de ce culte trompeur, ils ne se lassent pas de remplir leurs Cabinets d’anciens tableaux, et d’y rendre une espèce de culte aux bustes des Grands-Hommes […].

Autre folie, on décore nos Palestres et nos Académies des Images ou des portraits des plus fameux Lutteurs […]. En vérité, on a bien raison de le dire, la Mollesse et la Débauche ont fait tomber les Beaux-Arts, et depuis qu’on ne voit plus, parmi nous, d’Image d’une âme grande, on a commencé à négliger la vraie représentation des corps. Il en allait autrement chez nos Pères, où, avec toute sa simplicité, le Vestibule avait de quoi occuper utilement le Spectateur.

Et puisque nous en sommes sur les Images, il ne faut pas oublier une pratique, qui est encore assez nouvelle parmi nous ; je veux parler de cet ornement, qu’on donne depuis peu à nos Bibliothèques, soit publiques, soit particulières. Car non content d’y consacrer en or, ou en argent, ou du moins en cuivre, les bustes de ces hommes illustres, dont les plus, dont les âmes immortelles y parlent encore ; on va même, pour les y placer tous, jusqu’à inventer les traits que l’on n’a plus, ou que l’on n’a jamais eus, surtout à l’égard des Héros, ou des Auteurs de premier ordre : ce qui ne peut qu’irriter nos désirs de connaître leurs traits véritables ; comme il est arrivé à l’égard d’Homère. […] C’est à Asinus Pöllion, à qui nous devons le premier exemple de ce grand embellissement à nos bibliothèques, puisqu’en formant la sienne, dans Rome, pour l’usage du public, il y plaça, dans un Vestibule très magnifique, les Auteurs mêmes, dont les Ouvrages y étaient consacrés.
[…] Ce qu’il y a de certain, et qui fait beaucoup d’honneur à notre Ville, c’est que la passion des Têtes illustres y a été fort grande dans le bon temps.

       
      Édité à Londres, chez Guillaume Bowyer, 1725
       

 

  Il en allait autrement chez nos ancêtres : dans les atriums on exposait un genre d’effigies, destinées à être contemplées : non pas des statues dues à des artistes étrangers ni des bronzes ou des marbres, mais des masques moulés en cire, qui étaient rangés chacun dans une niche ; on avait ainsi des portraits pour faire cortège aux convois de famille et toujours, quand il mourait quelqu’un, était présente la foule entière de ses parents disparus ; et les branches de l’arbre généalogique couraient en tous sens, avec leurs ramifications linéaires, jusqu’à ces portraits, qui étaient peints.
       
      traduction de JM. Croisille, Belles Lettres, 6 lignes
       
  art et pédagogie
L’art n’est pas seulement envisagé comme décoratif. Il est conçu à partir du IVe siècle comme éducatif. Cette fonction d’édification est commune à tous les types d’art , à la littérature comme aux arts sensuels tels que la peinture. Dans la Politique, VIII, 23, Aristote (384-322 av. J.-C.) dit que les trois bases de l’enseignement sont « lire et écrire, gymnastique, musique » et ajoute que quelques-uns mettent en quatrième le dessin. Lui-même y voit deux avantages, mieux juger les œuvres d’art et mieux comprendre la beauté. (commentaire d’Agnès Rouveret dans La peinture ancienne de Reinach, Macula.)
 
       
Pline,
Histoire naturelle, Livre XXXV, § 76 et 77
   
Ipse Macedo natione, sed Primus in pictura omnibus litteris eruditus, praecipue arithmetica et geometria, sine quibus negabat artem perfici posse, docuit neminem talento minoris– annuis D–, quam mercedem et Apelles et Melanthius dedere ei. Huius auctoritate effectum est Sicyone primum, deinde in tota Graecia, ut pueri ingenui omnia ante graphicen, hoc est picturam in buxo, docerentur recipereturque ars ea in primum gradum liberalium. semper quidem honos ei fuit, ut ingenui eam exercerent, mox ut honesti, perpetuo interdicto ne servitia docerentur. Ideo neque in hac neque in toreutice ullius, qui servierit, opera celebrantur.   Pamphilos était Macédonien d’origine. Mais il fut le premier des peintres qui eût étudié toutes les sciences, surtout l’arithmétique et la géométrie, sans lesquelles il affirmait qu’on ne pouvait atteindre à la perfection de l’art.
Il ne donnait pas ses leçons à moins d’un talent, soit 500 deniers par an. C’est le prix que lui payèrent Apelle et Mélanthios.
C’est grâce à son influence qu’à Sicyone d’abord, puis dans la Grèce entière, les enfants de naissance libre apprirent, avant toute chose, la « graphique », c’est-à-dire la peinture sur du bois, et que cet art fut admis comme le premier des arts libéraux. Il fut toujours si en honneur que les hommes libres, bientôt même ceux de grande naissance, aimèrent à s’y exercer, et qu’il fut interdit à perpétuité aux esclaves. De là vient qu’on ne mentionne aucune œuvre célèbre ni en peinture ni en toreutique exécutée par un esclave.
       
      traduction d’A. Reinach, La Peinture ancienne, 1921; Macula 1985
       
  Au Quattrocento, c’est la vertu pédagogique de la peinture qu’Alberti choisit de célébrer, pour affirmer l’antique appartenance de cet art aux arts libéraux.  
       
L.B. Alberti
De Pictura, 1435
   
§ 28. […] Qui mos optimus apud Graecos maxime obsevabatur, ut ingenui et libere educati adolescentes, una cum litteris, geometria et musica, pingendi quoque arte instruerunt. Quin et feminis etiam haec pingendi faculta honori fuit […] ac fuit quidem tanta in laude et honore pictura ut apud Graecos caveretur edicto ne servis picturam dicere liceret..   Il faut noter ici, surtout, cette excellente coutume des Grecs, qui voulaient que les ingénus et les enfants, élevés librement, fussent instruits dans l’art de peindre en même temps que dans les lettres, la géométrie et la musique. Bien plus, la peinture fut en honneur auprès des femmes. […] Enfin la peinture fut en si grand honneur et en telle estime chez les Grecs, qu’ils rendirent un édit par lequel il était défendu aux esclaves de l’étudier.
       
      De la statue et De la peinture, traités de L.B.Alberti, traduits par Claudius Popelin, à Paris,chez Lévy, 1869.
       
  Statut social du peintre
Les artistes -et les peintres ne font pas figure d’exception- ont, dans l’Antiquité, un statut social ambigu. Leur nom même exprime cette ambiguité ; ils sont en effet des technitaï, terme que l’on peut traduire par « ouvriers d’art » (Bernard Holtzmann et Alain Pasquier, L’art grec) ; car ils sont plus que de simples artisans, notamment du fait du développement de leurs arts.
Ils ne sont pas tenus en grande estime dans une société qui valorise la propriété foncière, les activités politiques et les arts du logos ; le travail manuel et ceux qui le pratiquent sont méprisés. « Dans les cités importantes, où la stratification sociale est plus complexe, ces métiers sont souvent exercés par des étrangers, résidents sans droits civiques, les métèques à Athènes, ou même par des esclaves » (ibid.). Mais ce mépris général n’empêche pas une reconnaissance du talent particulier : « Très sensibles à toute prouesse individuelle, les Grecs ont su apprécier à sa juste valeur une habileté manuelle qu’ils désignent par le mot de technè, art ou artisanat selon les cas. » (ibid.). Cette double dimension de l’art, dans l’Antiquité est illustrée par l’association d’Athéna, déesse de l’intelligence et de la ruse, et d’Héphaïstos, forgeron brutal, boiteux, irascible, les deux patrons des technitaï.
Néanmoins, la dépréciation dont ils font l’objet n’est sans doute pas aussi grande que certains textes semblent le suggérer. Les signatures que l’on trouve sur certains objets d’art (sculptures, mosaïques, céramiques) nous le prouvent ; certaines œuvres sont donc considérées par leurs artisans et artistes comme des objets de fierté, comme des faire-valoir. D’autre part, « les créateurs qui ont trouvé une formule nouvelle ou réalisé une œuvre singulière l’ont volontiers commentée dans un traité, et ce depuis le milieu du VIe siècle. » (ibid.). Enfin, les prix de certaines productions d’art, bien qu’ils ne soient pas clairement connus, semblent avoir été, selon certaines sources, importants, consacrant en quelque sorte la valeur de l’art et de l’artiste. L’ascension sociale de certaines familles possédant des ateliers d’art montre que cette activité était lucrative, notamment au IVe siècle où l’art a connu un essor important (cf supra). « A Athènes surtout, où l’état d’esprit local leur était favorable, les technitaï semblent avoir joui d’une certaine aisance, et les nombreuses représentations de métiers d’art qu’on rencontre sur les vases attiques, à côté des scènes de sport et de banquet qui évoquent les passe-temps de l’aristocratie, indiquent que, dans l’Athènes démocratique du début du Ve siècle, leurs activités n’étaient pas aussi dépréciées que l’ont fait croire certains textes : ils constituaient la part la plus novatrice de la société attique. » (ibid.)

Pline rappelle la gloire qu’ont connue certains peintres, tel Parrhasios (fin du Ve siècle av. J.-C.).

 
       
Pline,
Histoire naturelle, Livre XXXV, §71-72
   
Sunt et duae picturae eius nobilissimae, hoplites in certamine ita decurrens, ut sudare videatur, alter arma deponens, ut anhelare sentiatur. Laudantur et Aeneas Castorque ac Pollux in eadem tabula, item Telephus, Achilles, Agamemnon, Ulixes. Fecundus artifex, sed quo nemo insolentius usus sit gloria artis, namque et cognomina usurpavit habrodiaetum se appellando aliisque versibus principem artis et eam ab se consummatam, super omnia Apollinis se radice ortum et Herculem, qui est Lindi, talem a se pictum, qualem saepe in quiete vidisset.   Il y a encore de lui deux tableaux très célèbres : l’un représente un coureur armé, disputant le prix de la course ; on croit le voir suer : l’autre, un coureur armé déposant ses armes ; on croit le voir haleter. On vante son Enée, Castor et Pollux, représentés dans un même tableau ; Télèphe, Achille, Agamemnon et Ulysse. Artiste fécond, mais qui a usé avec plus d’insolence et d’orgueil que nul autre de la gloire de ses talents. Il se donna des surnoms, s’appelant Abroditès (vivant dans le luxe), et, dans d’aures vers, se décalarant prince de la peinture, conduite par lui, disait-il à la perfection. Surtout il se prétendait un rejeton d’Apollon, et se vantait d’avoir peint l’Hercule qui est à Linde tel qu’il lui était souvent apparu dans le sommeil.
       
      Édition Nisard, édition J.J.Dubochet, 1850
       
  L’exemple d’Apelle (IVe siècle av. J.-C., époque alexandrine) montre également que l’estime portée aux artistes croît avec l’essor de l’art au IVe siècle. Ils côtoient les grands car les Princes s’entourent d’artistes. (cf supra)  
       
Pline,
Histoire naturelle, Livre XXXV, §85-86
   
Fuit enim et comitas illi, propter quam gratior Alexandro Magno frequenter in officinam ventitanti –nam, ut diximus, ab alio se pingi vetuerat edicto–, sed in officina imperite multa disserenti silentium comiter suadebat, rideri eum dicens a pueris, qui colores tererent. Tantum erat auctoritati iuris in regem alioqui iracundum.   Apelle avait de l’aménité dans ses manières, ce qui le rendit particulièreemnt agréable à Alexandre le Grand : ce prince venait souvent dans l’atelier, et , comme nous l’avons dit, il avait défendu par un décret à tout autre artiste de le peindre. Un jour, dans l’atelier, Alexandre parlant beaucoup de peinture sans rien connaître à l’art, l’artiste l’engagea doucement au silence, disant qu’il prêtait à rire aux garçons qui broyaient les couleurs ; tant ses talents l’autorisaient auprès d’un prince d’ailleurs irascible.

       
      Édition Nisard, édition J.J.Dubochet, 1850
       
  concours de peinture.
La vitalité de l’art grec n’est pas sans lien avec la culture de l’agôn (jeu, concours, lutte) qui règne dans le monde grec. L’art grec est le fruit d’une double logique : celle de la continuité et celle de l’innovation. Il y a continuité parce que « l’art grec est fondé sur une double transmission, celle du savoir-faire, mais aussi celle des styles développés dans les ateliers des cités productrices, au reste assez peu nombreuses. » (B. Holtzmann et A. Pasquier, L’art grec.) Mais « la continuité des formes et des techniques est compensée par la diversité des styles locaux ou d’ateliers, au moins jusqu’au Ve siècle, et surtout par l’innovation individuelle : les artistes ont à cœur de se distinguer de leurs prédécesseurs et de leurs contemporains en inventant des variantes inusitées. » (ibid.). Cet esprit de la compétition est illustré par l’organisation de concours de peintres au même titre qu’il y avait des concours de tragédie au Ve siècle.
 
       
Pline,
Histoire naturelle, Livre XXXV, §72
   
Cum magnis suffragiis superatus a Timanthe esset Sami in Aiace armorumque iudicio, herois nomine se moleste ferre dicebat, quod iterum ab indigno victus esset.   A Samos, mis par une grande majorité de suffrages après Timanthe pour un tableau d’ Ajax et du jugement des armes, il [Parrhasios] dit qu’il souffrait, au nom du héros, de le voir vaincu une seconde fois par un indigne adversaire.
       
      Édition Nisard, édition J.J.Dubochet, 1850
       
  la peinture, un art lucratif
La peinture est considérée comme une technè, un art et un artisanat. Sa valeur est reconnue, comme l’exprime ces mots de Pline « immortalia illa opera » ; certaines œuvres d’art sont dites « immortelles »… Au IVe siècle, la peinture s’est en effet sécularisée : d’abord considérée comme un art réservé aux dieux ou aux morts, la peinture devient un art destiné également aux vivants. Elle est alors suffisamment présente dans la vie quotidienne pour devenir une marchandise : elle s’achète et se vend ; les artistes à partir du IVe siècle exercent ainsi, semble-t-il, une activité assez lucrative.
 
       
Pline,
Histoire naturelle, Livre XXXV, §50, 62, 132
   
§ 50 -Quattuor coloribus solis immortalia illa opera fecere […] Apelles, Aetion, Melanthius, Nicomachus, clarissimi pictores cum tabulae eorum singulae oppidorum venirent opibus.   C’est en utilisant uniquement quatre couleurs qu’Apelle, Aétion, Mélanthius et Nicomaque, peintres célèbres entre tous, ont exécuté les immortels chefs-d’œuvre que l’on sait […] et pourtant chacun de leurs tableaux se vendaient au prix des trésors de cités entières.
   
§ 62 -Opes quoque tantas adquisivit, ut in ostentatione earum Olympiae aureis litteris in palliorum tesseris intextum nomen suum ostentaret. Postea donare opera sua instituit, quod nullo pretio satis digno permutari posse diceret, sicuti Alcmenam Agragantinis, Pana Archelao.   Il [Zeuxis] amassa également de si grandes richesses que, pour en faire parade, il s’exhiba à Olympie avec son nom brodé en lettres d’or sur des écussons appliqués à ses manteaux. Puis il se mit à faire don de ses œuvres, sous prétexte qu’on ne pouvait les acheter à aucun prix correspondant à leur valeur : c’est ainsi qu’il offrit son Alemène aux Agrigentins et son Pan à Archelaus.
       
§132- Ephesi vero est megabyzi, sacerdotis Ephesiae Dianae, sepulchrum, Athenis necyomantea Homeri. Hanc vendere Attalo regi noluit talentis LX potiusque patriae suae donavit abundans opibus.   A Ephèse, en outre, il y a de lui le tombeau d’un Mégabyze, prêtre de la Diane d’Ephèse, et à Athènes la Nécyomantie d’Homère. Le peintre refusa de vendre ce dernier tableau au roi Attale pour la somme de 60 talents ; il préféra, - car il était riche, - en faire cadeau à sa patrie.
       
      traduction de JM. Croisille, Belles Lettres, 3, 4 et 3 lignes.
       
 

coût de la peinture
La peinture est donc une activité commerciale et, comme n’importe quelle autre activité commerciale, elle répond à une logique mercantile et économique. On peut remarquer que Pline s’attache pour chaque pigment à donner son origine, ses propriétés mais également son prix.

 
       
Pline,
Histoire naturelle, Livre XXXV, §47
   
Armenia mittit quod eius nomine appellatur. Lapis est, hic quoque chrysocollae modo infectus, optimumque est quod maxime vicinum et communicato colore cum caeruleo. Solebant librae eius trecenis nummis taxari. inventa per Hispanias harena est similem curam recipiens; itaque ad denarios senos vilitas rediit.   L’Arménie envoie la substance qui porte son nom. C’est une pierre qui se teint comme la chrysocolle. Le meilleur armenium est celui qui approche le plus de la chrysocolle , en tirant sur le bleu. On le vendait d’ordinaire trente sesterces la livre. Mais on a trouvé en Espagne un sable qui reçoit la même préparation, ce qui fait retomber l’armenium à six deniers.
   
      Édition Nisard, édition J.J.Dubochet, 1850
       
 

D’autre part, le choix des pigments de même que l’évolution des techniques de production des pigments, n’est pas sans lien avec leur coût. Vitruve (Ier siècle av. J.-C.) et Pline (Ier siècle ap. J.-C.) précisent que des procédés pour produire certaines couleurs à moindre coût ont été cherchés et trouvés : les couleurs obtenues par des procédés proches de ceux utilisés dans la teinturerie étaient précieuses et coûteuses ; des contrefaçons en ont été faites « en teignant des craies à l’aide de sucs végétaux ». (Agnès Rouveret, Histoire et imaginaire de la peinture ancienne). La production de ces couleurs moins coûteuses peut s’expliquer, en partie du moins, par la « démocratisation » de la peinture : les commanditaires ne sont plus seulement les cités ou les rois et les grands potentats, mais ce sont aussi les simples particuliers ; ils sont certes issus surtout des classes aisées mais n’ont pas les mêmes moyens que les premiers.

 
       
Pline,
Histoire naturelle, Livre XXXV, § 46
   
Ab hoc maxima auctoritas Indico. ex India venit harundinum spumae adhaerescente limo […] alterum genus eius est in purpurariis officinis innatans cortinis, et est purpurae spuma. […]qui adulterant, vero Indico tingunt stercora columbina aut cretam Selinusiam vel anulariam vitro inficiunt.   Après cette couleur, l’indigo tient le premier rang ; il vient de l’Inde, et c’est un limon adhérent à l’écume des joncs. […] Une autre espèce de bleu est ce qui surnage sur les chaudières des teinturiers en pourpre. Les falsificateurs teignent avec le vrai indigo la fiente de pigeon, ou colorent avec du pastel de la craie de Sélinonte de la craie annulaire.
   
      Édition Nisard, édition J.J.Dubochet, 1850
       
Vitruve,
De Architectura, Livre VII,chap 14, 1-2
   
Fiunt etiam purpurei colores infecta creta rubiae radice et hysgino, non minus et ex floribus alii colores. Itaque tectores, cum volunt sil atticum imitari, violam aridam coicientes in vas cum aqua, confervefaciunt ad ignem, deinde, cum est temperatum, coiciunt in linteum, et inde manibus exprimentes recipiunt in mortarium aquam ex violis coloratam, et eo cretam infundentes et eam terentes efficiunt silis attici colorem. […] Item qui non possunt chrysocolla propter caritatem uti, herba, quae luteum appellatur, caeruleum inficiunt, et utuntur viridissimum colorem; haec autem infectiva appellatur.   On fait aussi des couleurs pourpres en teignant de la craie avec la racine de la garance, et à partir de l’hysgine, tout comme à partir d’autres fleurs on obtient d’autres couleurs. C’est ainsi que les peintres de revêtements, lorsqu’ils veulent imiter le sil attique, jettent dans un récipient, avec de l’eau, des violettes séchées, et les mettent au feu à bouillir ; ensuite, quand la décoction est à point, ils la versent dans un linge, puis, l’exprimant avec les mains, recueillent dans un mortier l’eau colorée par les violettes ; ils y versent de la craie, la broient, et obtiennent la couleur du sil attique. […] De même ceux qui ne peuvent employer la chrysocolle à cause de son prix teignent du bleu céruléen avec de l’herbe appelée luteum, et peuvent ainsi employer une couleur du plus beau vert : on l’appelle chrysocolle de teinture.
   
      traduction de B. Liou et M. Zuinghedau, Belles Lettres, 12 lignes
       
 

Pline précise par ailleurs que certains pigments très chers sont fournis par le commanditaire de l’œuvre, ce qui n’était pas le cas pour les pigments moins chers, rappelant ainsi la logique économique de la production picturale.

 
       
Pline,
Histoire naturelle, Livre XXXV, §44
   
E reliquis coloribus, quos a dominis dari diximus propter magnitudinem pretii, ante omnes est purpurissum.   Parmi les autres couleurs qui, avons-nous dit, sont, à cause de leur cherté, fournies par les maîtres, au premier rang est le purpurissum.
   
      Édition Nisard, édition J.J.Dubochet, 1850