|
LES MODERNES |
|
|
|
|
|
|
Dans sa présentation
du texte, Le Tableau ou la vision de Dieu, (Editions du Cerf 1986),
A. Minazzoli présente la théorie de la vision de Nicolas
de Cusa (dit aussi dans la tradition française Nicolas de Cuse,
ou de Cues) : dès lors que voir, c’est comprendre, la
vision assure la participation des sens à la constitution de
la connaissance. Mais voir, c’est aussi croire, car silencieux,
le regard est plus fidèle que le langage : il ne réduit
pas l’infini
de Dieu ; dans cette optique, theorein - regarder, voir, contempler,
est ainsi le miroir de Theos - Dieu.
Le texte de N. de Cues s’appuie sur l’analyse de ce « voir » spécifique
d’un portrait qui nous regarde (qui nous suit du regard) pour
s’élever vers le voir universel et inconnaissable : or, « l’image
est plus parlante que le langage quand ce qu’elle donne à voir
est tout autant ce qui se voit que ce qui voit. L’image ne s’identifie
pas à un visage : elle est regard » (A. Minazzoli). Tangible,
et articulée à cette théorie mystique de la vision,
la peinture est dès lors support de la vision intérieure – de
Cues évoque du reste l’œuvre de R. van der Weyden,
dont l’œuvre constitue un moment privilégié de
la Peinture de dévotion dans les Ecoles du Nord au XVe siècle. |
|
|
|
|
|
|
Nicolas de Cusa (1410-1464)
Traité de la vision de Dieu |
|
Préface
Si je m’efforce de vous amener à la façon des hommes
aux choses hautes et excellentes, il faut que je l’entreprenne
par le moyen de quelque similitude. Or je n’ai trouvé en
l’art humain rien de plus propre à mon dessein pour les
faire comprendre, que de vous exposer un tableau fait si artificiellement,
qu’il semble regarder tout autour de lui ; et ce tableau représente
celui qui voit tout. Il se voit en plusieurs endroits de semblables
portraits […].
[…] et j’ai dessein, mes chers frères, de vous élever
par cette sensible image, dans la Théologie mystique, vous y
conduisant par un dévot exercice.
Chap. 1.
Premièrement, il faut présupposer que rien ne se remarque
en l’aspect de cette image qui représente Dieu, qui
ne se voie plus véritablement dans le regard du Tout-Puissant.
Car Dieu, qui est la hauteur même de toute perfection, et qui
par son excellence surpasse tout ce que l’on peut imaginer
de relevé, est nommé par les Grecs Théos, parce
qu’il regarde tout
chap. 5
[…] Qu’est-ce autre chose le voir en vous, ô grand
Dieu, quand vous me regardez de votre œil de pitié, que
de me permettre que je vous voie ? En me voyant, vous me rendez capable
de vous voir, vous qui êtes un Dieu caché. Personne
ne vous peut voir, sinon en tant que vous lui donnez le pouvoir,
et ce n’est autre chose vous voir, que d’être vu
par vous. J’apprends par l’inspection de ce portrait,
combien vous êtes enclin à vous montrer à tous
ceux qui vous cherchent ; car vous gardez toujours les yeux ouverts,
sans les détacher de dessus d’eux […]
|
|
|
|
|
|
|
|
traduit en français par le
sieur Godefer, Paris,
C. Chappelain, 1630. |
|
L. B. Alberti
De Pictura, 1435 |
|
|
Dans le De Pictura,
Alberti reconduit la théorie antique des rayons visuels, mais « sans
se prononcer sur la question de savoir s’ils viennent de la surface
ou sont issus de l’œil, bien que ses commentaires montrent
qu’il penche vers la première solution » (S. Deswaerte-Rosa,
Préface, Macula Dédale 1992). |
|
|
§5. Verum non minima fuit
apud priscos disceptatio a superficie an ab oculo ipsi radii erumpant.
Quae disceptatio sane difficilis atque apud nos admodum inutilis
pretereatur.
Mais ce ne fut pas une mince question entre les Anciens, pour savoir
si ces rayons émanaient des superficies ou de l’œil.
Cette question, bien difficile à résoudre, ne nous
est pas nécessaire. |
|
|
Alberti, qui dans
son Incipit, demande « que l’on ne considère pas
ces pages comme écrites par un pur mathématicien, mais
bien par un peintre », énonce, au Livre I, la théorie
de la pyramide visuelle, qui fonde la perspective légitime,
et la définition de la peinture (le tableau –fenêtre)
comme section de cette pyramide – dont le sommet est dans l’œil
du spectateur. Cette conception optique et géométrique
de la peinture assigne une place au spectateur, et au peintre, des
principes de composition qui se généraliseront au XVIe
siècle, et ne seront ébranlés qu’au XIXe
siècle. |
|
|
|
|
|
|
§ 6. Ex quo illud
dici solitum et visum per triangulum fieri cuius basis visa quantitascuiusve
latera sunt iidemipsi radii qui a punctis ad oculum protenduntur.
[...]cum igitur in oculo consistat angulus visivus, regula deducta
est haec : quo videlicet acutior sit in oculoangulus, eo quantitatem
apprere. Ex quo plane discitur cur sit quod multo intervallo quantitas
ad punctum usque extenuata esse videatur.
|
|
D’où l’on
peut dire que la vision a lieu au moyen d’un triangle dont la
base est la quantité vue, et dont les côtés sont
ces mêmes rayons extrêmes qui partent des points de la
quantité pour aboutir à l’œil. […]
Donc, l’angle visuel principal reposant dans l’œil,
on en a déduit cette règle : que plus cet angle est aigu,
plus la quantité semble petite. D’où l’on
peut voir manifestement la raison de ce phénomène qui
fait que, vue d’une première distance, une quantité semble
diminuer jusqu’à n’être plus qu’un point.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
De la statue et De la peinture,
traités
de L.B.Alberti, traduits par Claudius Popelin, à Paris,chez
Lévy, 1869. |
|
Léonard
de Vinci (§177-186, §631-633) |
|
§177-186
La nature a fait
la surface de la prunelle convexe, afin que les objets environnants
puissent refléter
leurs ressemblances avec des angles plus grands, ce qui n’arriverait
pas si l’œil était plan.
-Le rayons des corps lumineux croissent d’autant plus qu’ils
s’éloignent de leur source.
-La pupille diminue selon la force de la lumière.
La pupille croît en raison de l’obscurité.
-Les objets n’envoient pas à l’œil leur image
dans leur proportion réelle.
-La pupille de l’œil reçoit les images renversées,
sens dessus dessous, et cependant on les voit à l’endroit.
-[…] J’ai écrit dans mon Anatomie comment, en
un si petit espace, l’image visuelle peut renaître et
se recomposer dans la dilatation.
§ 631-633
Parmi les choses plus obscures que l’air,
la moins obscure sera la plus éloignée ; des choses
plus claires que l’air, la moins blanche sera la plus proche
de l’œil.
A longue distance, les choses plus claires et plus obscures que
l’air changent de couleur, les claires prennent de l’obscurité,
et les obscures de la clarté.
Les couleurs se perdent intégralement à des distances
variables, selon que l’œil et l’objet sont en
plus ou moins grande hauteur […]
L’air est plus ou moins épais, selon qu’il avoisine
la terre ou s’en éloigne. Donc, si l’œil
et l’objet sont voisins de la terre, la lourdeur de l’air
interposé entre l’œil et la terre sera épais
et empêchera la couleur de l’objet d’arriver à l’œil.
Mais si l’œil et l’objet sont tous deux éloignés
de la terre, alors cet air gênera peu la couleur de l’objet.
|
|
|
|
|
|
|
|
Traduit par Péladan,
Delavigne, 1910 |
|
|
|
|
|
Publié quatre
ans après la condamnation de Galilée, Le Discours de
la Méthode est accompagné de trois Traités,
ou « Essais de la Méthode » : La Dioptrique, les
Météores, la Géométrie. La Dioptrique
traite d’abord de la lumière, puis de la réfraction,
de l’œil, des sens en général, des images
qui se forment au fond de l’œil, et de la vision. La dernière
partie du Discours de la méthode s’intitule « Choses
requises pour aller plus avant en la recherche de la nature » « Sitôt
que j’ai eu acquis quelques notions générales
touchant la physique, écrit-il à la fin du Discours,
et que, commençant à les éprouver en diverses
difficultés particulières, j’ai remarqué jusques
où elles peuvent conduire et combien elles diffèrent
des principes dont on s’est servi jusqu’à présent,
j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher
grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant
qu’il est en nous le bien général de tous les
hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible
de parvenir à des connaissances qui sont fort utiles à la
vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative
qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une
pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu,
de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous
les autres corps qui nous environnent, […] nous les pourrions
employer en même façon à tous les usages auxquels
ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs
de la nature ». Avec cette méthode nouvelle, et les
investigations scientifiques du XVIe siècle, prennent fin
une ancienne histoire de l’œil et de la lumière,
et une conception essentiellement spéculative de la vision. |
|
|
Descartes, 1637
La Dioptrique |
|
En construction |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
L’ouvrage
M. E. Chevreul (1786-1889) a modifié profondément la
connaissance de la vision des couleurs, et nourri le regard de plusieurs
générations de peintres, de Delacroix aux post-impressionnistes.
Directeur de la Manufacture des Gobelins, c’est en ingénieur
chimiste, et à partir de recherches sur les teintures qu’il
s’intéresse aux couleurs ; si ses applications relèvent
de l’esthétique, son propos est avant tout scientifique – l’auteur
s’en explique du reste dans son Avant-propos : « […]
cet ouvrage est donc bien le fruit de la méthode a posteriori
; des faits sont observés, définis, décrits,
puis ils viennent se généraliser dans une expression
simple qui a tous les caractères d’une loi de la nature.
Cette loi, une fois démontrée, devient un moyen a priori
d’assortir les objets colorés pour en tirer le meilleur
parti possible, suivant le goût de la personne qui les assemble,
d’apprécier si des yeux sont bien organisés pour
voir et juger les couleurs, si des peintres ont copié exactement
des objets de couleur connue […] » |
|
|
M. E. Chevreul. 1839
De la loi des contrastes simultanés des couleurs et de l’assortiment
des objets colorés considéré d’après
cette loi […]> |
|
Chapitre premier.
Définition du contraste simultané.
Si l’on regarde à la fois deux zones inégalement
foncées d’une même couleur, ou deux zones également
foncées de couleurs différentes, qui soient juxtaposées
c’est-à-dire contiguës par un de leurs bords, l’œil
apercevra, si les zones ne sont pas trop larges, des modifications
qui porteront dans le premier cas sur l’intensité de
la couleur, et dans le second sur la composition optique des deux
couleurs respectives juxtaposées. Or, comme ces modifications
font paraître les zones, regardées en même temps,
plus différentes qu’elles ne sont réellement,
je leur donne le nom de contraste simultané des couleurs ;
et j’appelle contraste de ton, la modification qui porte sur
l’intensité des couleurs, et contraste de couleurs,
celle qui porte sur la composition optique de chaque couleur juxtaposée.
[…]
Chapitre 2
[…] Tous les phénomènes que j’ai observés
dépendent d’une loi très simple, qui, dans le
sens le plus général, peut être énoncée
en ces termes : dans le cas où l’œil voit en même
temps deux couleurs contiguës, il les voit les plus dissemblables
possibles, quant à leur composition optique et quant à leur
hauteur de ton. |
|
|
|
|
|
|
|
Paris, chez Pitois-Levrault et C.,
1839 |
|
Delacroix, 1859
Journal |
|
1er Septembre, Strasbourg
[…]
Devant la nature elle-même, c’est notre imagination qui
fait le tableau : nous ne voyons ni les brins d’herbe dans
un paysage, ni les accidents de la peau dans un joli visage. […]
Notre œil, dans l’heureuse impuissance d’apercevoir
ces infinis détails, ne fait parvenir à notre esprit
que ce qu’il faut qu’il perçoive ; ce dernier
fait encore, à notre insu, un travail particulier ; il ne
tient pas compte de tout ce que l’œil lui présente
; il rattache à d’autre impressions antérieures
celles qu’il éprouve et sa jouissance dépend
de sa disposition présente. Cela est si vrai, que la même
vue ne produit pas le même effet, saisie sous des aspects différents. |
|
|
|
|
|
|
|
Genève, La Palatine,
1943 |
|
|
|
|
|
S’il condamne,
avec une radicalité exemplaire, les savoir-faire véhiculés
par des siècles (– et, dans la perspective de l’art
grec, des millénaires ) de théorie picturale, en s’inspirant
de la révolution impressionniste, Laforgue substitue aux vieux
principes, un mythe de l’œil innocent, qui survivra moins
longtemps… Le passage sur le violet en particulier atteste
de l’importance cruciale des travaux de Chevreul pour la génération
impressionniste. |
|
|
Jules Laforgue, 1881-1882
L’impressionnisme |
|
En construction
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|