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ARISTOTE |
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Aristote développe
une théorie tout à fait originale de la vision qui s’oppose à celles
soutenues par les Présocratiques et par Platon. Il critique,
en effet, dans le De sensu, la conception de l’œil comme
ayant une nature ignée et celle de la vision comme étant
identique avec le feu. Pour Aristote, si le phénomène
visuel est bien de l’ordre du mouvement, il s’agit d’une
altération et non d’un déplacement physique, et
surtout, pour qu’il y ait sensation, il faut que le sensible
ne soit pas en contact immédiat avec l’organe des sens.
Aristote critique donc la conception de la vision comme l’effet
d’un rayon propagé dans l’air partant de l’œil
ou y arrivant. Ainsi, la vision selon Aristote n’est pas fondée
sur la similitude de nature entre l’œil et l’objet
regardé, contrairement aux autres conceptions antiques de la
vision où « la grande transmutation du visible et du vu
se fait toujours éclat contre éclat ( pour les tenants
du feu), transparence contre transparence, calibre des pores contre
calibres des effluves, ou encore atomes contre atomes ». (Gérard
Simon, Le regard, l’être et l’apparence dans l’Optique
de l’antiquité.) |
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Aristote
De sensu: 438a, 25-30 |
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Mais il est tout à fait
absurde de dire que la vue voit par quelque chose qui sort d’elle,
et qu’elle s’étend jusqu’aux astres, ou bien
que, sortie de l’œil, elle se combine, à une certaine
distance avec la lumière extérieure, comme le disent
certains. Il serait en effet préférable qu’elle
se combine avec dans le principe. Mais c’est aussi une naïveté.
Que serait en effet une combinaison de lumière à lumière?
Ou comment est-il possible que cela ait lieu ? Un corps quelconque
ne se combine pas en effet avec un corps quelconque. Comment la lumière
intérieure se combinerait-elle avec la lumière extérieure
? C’est que la membrane de l’œil constitue un intervalle. |
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Traduction de R. Mugnier, éd.
Belles Lettres, 1953, 6 lignes |
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Dans son traité intitulé De
l’âme (II, 7) , Aristote aborde le problème de la
vue et du visible qu’il définit ainsi :« L’objet
de la vue, c’est le visible. […] Le visible, c’est
la couleur, et celle-ci est le revêtement superficiel des objets
visibles par soi - j’entends “ par soi” non pas au
sens logique, mais en ce sens que l’objet possède en soi
la cause de sa visibilité. » (traduction de E. Barbotin, éd.
Belles lettres, 1966.)
Pour Aristote, la vision n’est possible
que si le visible n’est pas immédiatement en contact avec
l’organe de la vue, l’œil : si on applique directement
un objet sur l’œil, on ne voit rien. La vision n’est
donc pas réductible au contact. Surtout, la sensation exige
l’intermédiaire d’un milieu entre le sensible et
l’organe des sens. La vision se produit donc lorsque les objets
colorés agissent sur l’œil par l’intermédiaire
d’un milieu, qui sépare l’œil et le visible.
Ce milieu, c’est le diaphane, contenu en puissance dans l’air,
dans l’eau et dans tous les corps colorés. Il faut en
outre que le diaphane soit éclairé. Le diaphane est donc
une puissance qui passe à l’acte sous l’action de
la lumière, puisque la couleur n’est pas visible dans
l’obscurité. Le diaphane est ainsi le véhicule
de la couleur : lui-même est invisible et incolore, mais il est
le milieu qui rend les couleurs visibles, selon la conception aristotélicienne
du rapport entre puissance et acte. La lumière est l’acte
du diaphane indéterminé, et les couleurs sont des diaphanes
déterminés qui résident dans les corps, et qui
se rapprochent plus ou moins du blanc (lumière) ou du noir (obscurité)
selon que ces corps contiennent d’éléments brillants
(feu) ou obscurs (terre). Lorsque le diaphane passe à l’acte
sous l’action de la lumière, la couleur actualise la puissance
de l’œil. L’objet visible transmet à l’œil
sa forme (et non sa matière) par l’intermédiaire
du diaphane, et l’œil actualise la qualité colorée
du corps par l’intermédiaire du sens commun : l’âme
voit. La couleur est donc au cœur de la théorie aristotélicienne
de la vision ; il en donne la définition suivante : |
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Aristote,
De anima,II, 7 |
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« Toute couleur met en mouvement le diaphane
en acte et c’est cela qui constitue sa nature […] L’essence
formelle de la couleur, c’est de mettre en mouvement le diaphane
en acte. » |
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traduction E. Barbotin, éd.
Belles Lettres, 1966, 3 lignes. |
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La
couleur fait passer le diaphane de la puissance à l’acte : l’essence
formelle de la couleur, c’est de mettre le diaphane en acte.
La
théorie de la vision d’Aristote repose ainsi sur
la notion clé de diaphane :
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Aristote,
De anima,II, 7 |
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« Par diaphane, j’entends ce qui est visible
sans être visible par soi absolument, mais grâce à une
couleur d’emprunt. Tels sont l’air, l’eau et un
grand nombre de corps solides. […] La lumière en est
l’acte, je veux dire du diaphane en tant que diaphane. Mais
là où le diaphane n’est qu’en puissance
se trouve aussi l’obscurité. La lumière est en
quelque sorte la couleur du diaphane, quand le diaphane est en entéléchie
grâce à l’action du feu ou d’un élément
semblable au corps de la région supérieure : cet élément
[ et le feu] possèdent en effet une même et identique
propriété. » |
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traduction E. Barbotin, éd.
Belles Lettres, 1966, 8 lignes. |
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La lumière
peut être définie comme la couleur du diaphane, puisqu’elle
est nécessaire pour que les couleurs soient visible ; en lui-même,
le diaphane est « en entéléchie » (passe à l’acte)
sous l’action de la lumière, feu ou éther (élément
de la région supérieure). La lumière est donc
l’acte du diaphane indéterminé. Le diaphane se
détermine lorsqu’il réside dans un corps physique,
contenant plus ou moins de lumière (blanc) et d’obscurité (noir).
Le diaphane sert de milieu intermédiaire entre l’œil et l’objet
regardé.La fonction de ce milieu est de séparer ces deux entités,
séparation nécessaire, selon Aristote, pour que la sensation
se produise, puisque « si l’on place un objet coloré sur
l’organe même de la vue, on ne le voit pas. » (ibid.) Trois éléments
sont donc indispensables au phénomène de la vue : l’objet
regardé et sa couleur locale (diaphane déterminé en puissance),
le diaphane, milieu de la vision, et qui ne passe à l’acte que
sous l’action de la lumière et l’œil, dont le diaphane
ne passe à l’acte que lorsque, sous l’action du diaphane éclairé,
la forme colorée de l’objet se transmet à la vue. La vue
contient donc la couleur, mais seulement en puissance et sa puissance s’actualise
que lorsqu’il y a perception. Il n’y a vue que lorsque l’œil
est bien portant, que sa puissance est bien susceptible d’être
actualisée, de même qu’il n’y a couleur que lorsque
la lumière actualise le diaphane. Ce sont des échanges entre
ces trois éléments, l’œil, le diaphane, la lumière
que procède la vue. « La couleur met en mouvement le diaphane,
l’air par exemple, et celui-ci à son tour meut l’organe
sensoriel avec lequel il est en contact. » (ibid.) Selon Aristote, le
phénomène de la vue repose donc bien sur un mouvement mais celui-ci
n’est d’une nature semblable au mouvement de translation physique
envisagé par Empédocle ou par Platon. Le mouvement dont il s’agit
ici est une altération, un changement qualitatif, un passage de la puissance à l’acte,
et non pas une émission de rayons corpusculaires.
Aristote, dans le De sensu, III , revient sur les rapports entre
la couleur , la lumière et le diaphane. Parce qu’il
est l’intermédiaire entre l’œil et l’objet
le diaphane est au centre de phénomène de la vision.
Il est un attribut de l’air, de l’œil mais, il
se trouve également dans tous les corps en plus ou moins
grande quantité. Lorsque « le diaphane est sans limite », « la
lumière est une nature inhérente au diaphane » ;
c’est le cas de l’air lorsqu’il se trouve éclairé. « Lorsque
le diaphane est engagé dans les corps, sa surface ne saurait être
que quelque chose de réel. Or que ce quelque chose soit
la couleur, les faits le montrent clairement. » ( Aristote,
De sensu, traduction de R. Mugnier, éd. Belles Lettres,
1953.)La couleur locale de l’objet réside donc dans
la surface du corps, c’est-à-dire dans la portion
qui se trouve visible pour nous parce qu’elle est à l’extérieur,
ou à la limite du corps.
Cette distinction permet à Aristote de donner la définition
suivante de la couleur : |
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Aristote
De sensu , 439a sq |
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Il est donc évident que, […]c’est
la même chose qui est apte à recevoir la couleur. Et
cette chose est, par suite, le diaphane, qui, dans la mesure où il
se trouve dans les corps (et tous en contiennent plus ou moins),
les fait participer à la couleur. Mais puisque la couleur
réside dans la limite, elle ne saurait être qu’à la
limite du diaphane. Par conséquent, la couleur peut être
ainsi définie : la limite du diaphane dans un corps de forme
déterminée. |
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traduction E. Barbotin, éd.
Belles Lettres, 1966, 5 lignes. |
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Il en va ainsi à cause
de la nature du solide qui nous empêche de voir à l’intérieur
des corps.
Aristote peut poser ensuite la question de la génération des
couleurs. Pour ce qui est du blanc et du noir, il dit seulement ceci : il y
a du blanc et du noir dans les corps de la même façon qu’il
y a de la lumière et l’obscurité dans l’air. Blanc
et noir correspondent donc aux valeurs, ou au degré de luminosité ou
d’obscurité des corps. Quant aux autres couleurs, Aristote propose
trois hypothèses pour expliquer leur formation avant de n’en retenir
que la dernière, celle qui explique la formation des couleurs par le
mélange « parfait » et « total » des particules
de blanc et de noir.
La première hypothèse est la juxtaposition, dans des proportions
variables, du blanc et noir, donnant donc des couleurs variées :
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Aristote
De sensu , 439a sq |
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« On peut concevoir que le
blanc et le noir soient juxtaposés de telle sorte qu’une
particule de chacun d’eux soit invisible en raison de sa petitesse,
tandis que le regroupement d’une particule de blanc et d’une
particule de noir soit visible, et donne ainsi naissance aux autres
couleurs. |
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traduction E. Barbotin, éd.
Belles Lettres, 1966, 4 lignes. |
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La deuxième
hypothèse est celle de la superposition du blanc ou du noir
: le blanc est vu à travers le noir ou vice-versa :
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Aristote
De sensu , 439a sq |
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Un autre mode, c’est l’apparence
que revêt une couleur, vue à travers une autre. L’effet
est analogue à celui qui résulte de la pratique adoptée
parfois par les peintres, quand ils délayent une couleur dans
une autre plus vive, quand, par exemple, ils veulent représenter
un objet vu dans l’eau ou dans l’air. |
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traduction E. Barbotin, éd.
Belles Lettres, 1966, 4 lignes. |
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La troisième
hypothèse est celle du mélange « total » et « parfait » des
particules de blanc et de noir ; c’est cette hypothèse
qui est retenue par Aristote. La juxtaposition et la superposition
sont en effet présentées comme des théories
insuffisantes : la théorie de la juxtaposition implique que
les particules soient invisibles ; or pour Aristote, toute grandeur
est visible. Cette théorie demande donc que les objets soient
vus seulement à distance, seul cas où les particules
ne seraient plus vues individuellement mais dans leur ensemble. Cette
théorie implique également un temps imperceptible,
car il faut que les stimuli correspondants à chaque composant
soient perçus assez rapidement pour sembler être perçus
ensemble et former une seule et même couleur uniforme ; « cela
suppose qu’il y a des temps atomiques et imperceptible »(J.
Tricot, note du De sensu) or pour Aristote, le temps est continu,
indivisible. La superposition ne convient pas non plus. Enfin, les
deux hypothèses ont le défaut d’en rester à un
mélange de parties (même si elles sont invisibles) qui
ne sont pas transformées par le mélange : c’est
une théorie mécaniste, propre aux atomistes. Le mélange
est constitué d’éléments qui subsistent
sous leur forme première. Pour Aristote, les éléments
mélangés ne subsistent qu’en puissance. Leur
forme se transforme réciproquement sous l’action du
mélange de sorte qu’ils composent ensemble une nouvelle
forme. On passe ainsi d’une combinatoire mécaniste,
où les mêmes éléments se conservent sans
changer de forme (juxtaposition et superposition) à une combinaison
chimique où les couleurs adoptent de nouvelles formes, en
fonction de leur degré de lumière et d’obscurité.
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Aristote
De sensu , 439a sq |
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Il est clair que le mélange
des couleurs entraîne nécessairement le mélange
de leurs couleurs, et que c’est là la cause déterminante
de l’existence d’une multitude de couleurs, et nullement
la superposition ni la juxtaposition. Ce n’est pas l’éloignement
ni la proximité qui fait, ou non, paraître une la couleur
des mélanges : elle est une de quelque point que ce soit.
La multiplicité des couleurs sera due au fait que les composants
peuvent se mélanger les uns avec les autres suivant des proportions
différentes, certains mélanges se faisant suivant une
proportion numérique définie, et les autres seulement
par excès d’un des éléments. |
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traduction E. Barbotin, éd.
Belles Lettres, 1966, 9 lignes. |
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Lucrèce,
De la Nature, Livre IV (extraits) |
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[…] Je dis donc que des corps, à leurs
surface, se détachent de minces effigies ; elles pourraient être
appelées leur épiderme, ou leur écorce, puisque
ce sont des images offrant en tout l’apparence et la forme
de l’objet, quel qu’il soit, qui les envoie erre dans
l’air.[…] Les forme des objets ont donc leurs représentations
nécessaires, qui volent dans l’espace, formées
d’un mince tissu dont l’œil ne peut distinguer les
parties. […] Enfin dans les miroirs, dans l’eau, dans
toute surface brillante nous apparaissent des simulacres qui, de
semblable apparence que les objets eux-mêmes, doivent résulter
d’image qui en soient émanés. |
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Traduction M. Patin, Hachette 1876 |
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