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LA DESCRIPTION COMME MOTIF EPIQUE |
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Le contexte narratif
dans lequel s’inscrit la célèbre description du
bouclier d’Achille, au chant XVIII de l’Iliade (probablement
VIIIe siècle av. J.-C.) est le suivant : la colère d’Achille
contre Agamemnon, à l’origine de la guerre de Troie, est
décuplée par la douleur que cause au héros la
mort de son ami Patrocle (au chant XVII). Sa mère, la déesse
Thétis, demande à Héphaïstos de forger une
nouvelle armure pour Achille, décidé à venger
la mort de son ami…
La réception du texte d’Homère a fait de la
description d’un objet d’artisanat d’art, un passage
obligé de l’épopée, qu’on retrouve
par exemple dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes (IIIe
siècle av. J.-C.) ou dans l’Enéide de Virgile
(70-19 av. J.-C.). Ce texte d’Homère est donc fondateur
en ce qu’il crée un motif qui devient caractéristique
du genre épique.
La critique a souvent voulu voir dans cette description le modèle
de l’ekphrasis au sens moderne du terme, c’est-à-dire
le modèle de la description d’une œuvre d’art.
Pourtant la première citation connue du bouclier d’Achille
comme modèle de description, par Aélius Théon
au Ier siècle après J.-C., est utilisée non
pas comme exemple de description d’œuvre d’art,
mais comme exemple d’une description « de manière ».
En effet, la description d’Homère, véritablement
poïétique, met d’abord en scène un processus
de production, et il est surprenant de remarquer que ce qui a été l’une
des sources d’inspiration les plus prolifiques pour les artistes
postérieurs, qui se sont évertués à reconstituer
matériellement le bouclier, est irreprésentable à bien
des égards.
Le caractère périégétique de la description homérique,
qui est certes une contrainte propre à l’écriture puisque
celle-ci ne peut mettre en présence simultanément les éléments
d’une image composite, montre que la lecture qui a longtemps prévalu,
celle qui tentait d’établir une reconstitution archéologique
du bouclier, était infondée : il est évident qu’aucun
bouclier ne serait assez grand pour contenir tous ces motifs, et que la question
de la représentativité ne saurait être pertinente.
Nous ne donnons ici que les vers qui forment la structure de la description,
qui s’étend sur 127 vers :
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Homère,
Iliade, Chant XVIII,
(bouclier d’Achille) v. 481 à 608 |
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Le bouclier comprend cinq couches. Héphaïstos y crée un décor multiple, fruit de ses savants pensers.
Il y figure la terre, le ciel et la mer, le soleil infatigable et la lune en son plein, ainsi que tous les astres dont le ciel se couronne, les Pléiades, les Hyades, la Force d’Orion, l’Ourse […].
Il y figure aussi deux cités humaines – deux belles cités. Dans l’une, ce sont des noces, des festins. […]
Autour de l’autre ville campent deux armées, dont les guerriers brillent sous leurs armures […]
Il y met aussi une jachère meuble, un champ fertile, étendu et exigeant trois façons. […]
Il y met encore un domaine royal. Des ouvriers moissonnent, la faucille tranchante en main. […]
Il y met encore un vignoble lourdement chargé de grappes, beau et tout en or […]
Il y figure aussi tout un troupeau de vaches aux cornes hautes. […]
L’illustre Boiteux y fait aussi un pacage, dans un beau vallon, un grand pacage à brebis blanches, avec étables, baraques couvertes et parcs. […]
Il y met enfin la force puissante du fleuve Océan, à l’extrême bord du bouclier solide.
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traduction de Paul Mazon |
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Le poème d’Homère
montre aussi la capacité de l’écriture à faire vivre l’image : la
description est narrativisée, en sorte que c’est toute l’activité du
monde qui s’y déploie. Le bouclier semble parfois s’animer, chaque
partie de la « description » est un court récit, comme ce passage
qu’il serait impossible de représenter picturalement : |
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Homère,
Iliade, Chant XVIII, v.520 à 529 |
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Une fois arrivés
au lieu convenable pour l’embuscade, dans le lit du fleuve où était
l’abreuvoir pour tous les troupeaux, ils s’y postaient,
couverts de bronze flamboyant. A distance de la troupe se tenaient
deux guetteurs, attendant de voir les moutons et les boeufs aux cornes
recourbées. Ceux-ci furent bientôt devant eux, suivis
de deux pâtres, heureux de jouer de la syrinx : ils ne prévoyaient
en rien le piège. Les voyant, les hommes cachés leur
coururent sus. Vite, ils coupèrent et cernèrent les bandes
de boeufs, et les beaux troupeaux de moutons blancs, et tuèrent
là-dessus les bergers. |
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traduction d’Eugène Lasserre,
Garnier Flammarion |
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Un seul passage autoriserait à parler de description d’œuvre d’art, parce qu’il rend réellement compte de l’art du forgeron qui a su donner l’illusion de la terre par le travail du métal : |
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Homère,
Iliade, Chant XVIII, v.541 à 549: |
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Héphaïstos mettait aussi sur le bouclier une jachère meuble, grasse terre de labour, vaste, qui supporte trois façons. Beaucoup de laboureurs, faisant tourner leurs attelages, les y poussaient çà et là. Quand, ayant fait demi-tour, ils revenaient à la limite du champ, ils prenaient en main une coupe d’un vin doux comme le miel, donnée par un homme qui s’avançait. Et ils retournaient à leur sillon, impatients d’atteindre la limite de la jachère profonde. Elle noircissait derrière eux, et ressemblait à une terre labourée, bien qu’elle fût d’or. Et cet ouvrage était une merveille extraordinaire. |
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traduction d’Eugène Lasserre, Garnier Flammarion |
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