Brûlure à trois voix

- Qu’est-ce que tu vois ?

- Je vois un nuage qui s’étend. Il nous prendra. Il nous a déjà enveloppés, une fois. C’était en 1986. Cette fin du monde, je suis née pour la voir et la revoir encore.

- Dis-moi ce nuage.

- Brun. Noir. Rouge. Il ondule. Son grand corps errant: rien qu’il ne puisse recouvrir.

- Un beau nuage ?

- Horrible et beau comme une catastrophe.

Nous faisions un tour dans la banlieue. Le temps était couvert et ce vent du Sud excitait toutes les vilaines odeurs des jardins ravagés et des prés desséchés…

- Tu as visité La Hague ?

- Non.

- Tu n’as rien vu à Clichy-sous-bois ?

- Non.

- Et à Tchernobyl ?

- J’ai aperçu ce que d’autres ont vu, peu avant de mourir.

- Mais alors, qu’est-ce que c’est ?

- C’est partout. A Lyon, à Chelles, à Arles, ailleurs…

C’est la mer allée avec le soleil.

- L’amère mémoire d’outre-chair…

Et d’autres encore. Mon histoire, c’est leur Histoire.

Où sommes-nous ?

Peu importe. New-York. Saigon. Partout le même vide inoculé. Un vide qui résonne. Tous sous un même nuage. Le vide qui nous sait, le vide qui s’étend. Le vide de millions de vides isolés, atomisés, fondus et refondus jusqu’à ne plus se connaître.

Il nous a connus tous, et nous a tous aimés.

Quelques noyaux encore, résistent à peine… Mais entre eux ce corps, toujours… Entre eux la mémoire…

- Dis-moi encore l’incandescence blanche.

- C’est l’explosion d’un corps à l’échelle du monde. Des bras et des doigts rongés, des brûlures pensantes, des yeux jaillis, des âmes irradiées… Quelques milliers d’années nés d’une seconde comme celle-ci.

- Que reste-t-il ?

- Le silence des peaux… ... Ma mémoire rouge... Le mensonge au cœur... Le poison dans les cellules...

- Où vas-tu ?

- Je m’exile dans l’exil. Je m’éloigne.

- De quoi ?

- Des centres, des artères des villes, de leurs boyaux, canaux, réseaux, des images qui traînent partout, des mensonges de l’écran, de moi-même.

- Ces images, je les ai vues. J’ai touché leur fausseté opaque.

…et j’ai senti un peu son immense corps.

- Elles en font partie.

- De quoi ?

- Du cancer. De son corps mouvant à la taille continentale, de son corps mourant à l’haleine variable.

- Un corps fait d’images ?

- Vitrifié. Infirme et informé. Opaque faussement.

- Mettre l’image en mouvement pour mieux suivre le corps immense ? Pour mieux manœuvrer ? Aller… à sa rencontre ?

- Insaisissable, imprévisible, protéiforme… Il nous a trouvés, déjà.

- On a perdu la guerre ?

- Le cauchemar continue, mais c’est le nôtre. Le cauchemar moléculaire pour des milliers d’années.

- Que faire ?

Le travail humain! C’est l’explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps.

- Que l’explosion soit nos gestes ? Que ces gestes laissent repousser quelque chose ?

- Je sais une arme parmi d’autres : l’image. Sauver l’être par l’APPARENCE.

- Tes gants blancs, ta pellicule, le super-huit, et d’autres que j’ignore…

- Non. L’image. Et à travers elle, le cinéma.

- Combattre l’image par l’image ?

Bertrand Guest.

DUELS

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Extraits des textes associés aux photographies :

Bertrand Guest

Claire Richard

Hélène Martinelli