D'emblée notre regard
se porte sur un détail perçant : la rencontre de
la dague et de la chair, la sensation froide d'une mort imminente.
Les trois moments isolés qui fixent cette scène
dans l'urgence encadrent comme un second support, ce que l'on
suppose être l'œuvre achevée; ils apparaissent
dès lors au spectateur comme autant de moments de sa composition.
Mais ces détails sont d'une nature toute particulière.
Non pas esquisses du tableau, brouillons inachevés d'un
travail préparatoire, lesquels seraient eux-aussi destinés à la
mort, ces détails sont parties de l'œuvre. Par là,
Pierre Buraglio nous donne à voir non seulement l'acte
d'appropriation dans sa matérialité ("Avec
qui ? A partir de qui ?") mais aussi le mouvement même
d'une œuvre devenue sienne.
Deux moments indissociables s'articulent: la matérialité,
rendue visible par le coupé-collé de papiers sur
un
calque diaphane; le mouvement,
rendu explicite par la focalisation des détails; Pierre
Buraglio met en œuvre cette articulation, ou plutôt en "désœuvre",
en effaçant à plusieurs endroits les limites des
cadres. Illimitées, les œuvres ne prennent pas fin. Le
mouvement est alors permanent qui mène des détails
(mais le sont-ils encore ?) à Lucrèce. Montrer
l'articulation de ces moments, c'est soutenir le rythme par lequel
une œuvre se
donne à nous dans l'enchaînement de ses formes.
Ce rythme mystérieux consiste ici en l'abandon lascif que
Lucrèce fait d'elle même. Entre la mort imminente
que laisse présager la dague et le geste sensuel d'un corps
qui se courbe de plaisir ou de douleur, le lien se fait grâce à des
détails, qui ne se focalisent pas sur un point particulier,
mais bien au contraire, se meuvent d'eux-mêmes, rendant ainsi
compte du regard du peintre et, en lui, du spectateur. Ce n'est
pas une image fixe qui est peinte mais un Acte dont la violence
est démultipliée par les détails, pur mouvement,
pur rythme. Oeuvre littéralement dépliée en
ses moments poétiques, cette Lucrèce se donne donc,
ou plutôt s'abandonne, non en une posture fixe et sans vie,
mais en une danse picturale empreinte à la fois de mort
et de plaisir. Abandon de la figure mythique, entre douleur et
sensualité. Abandon de l'oeuvre de Cagnacci aux mains de
Pierre Buraglio entre lesquelles elle acquiert une tout autre dimension
expressive.