"La main qui travaille" (Gilles
Aillaud, à propos de Pierre Buraglio)
Trois Vierges sont à la fois montrées et cachées.
Un faux dessin d'analyse fait croire à une
humble reproduction de copiste face aux oeuvres du passé.
La main qui tient un fusain sur la toile renforce encore cette
illusion.
Et pourtant, la composition même dérange la première
impression: l'oeil est attiré, certes, vers ces trois
Vierges, mais les statues n'en demeurent pas moins projetées
au second, puis à l'arrière plan ; le dessin
les rassemble en une oblique qui tend à se perdre à l'infini:
la dernière n'est plus qu'une silhouette que l'on devine...
L'angle de vue n'est, après tout, qu'un intervalle ménagé entre
deux plans: à gauche, le revers d'un chassis, à droite,
l'endroit du dessin en cours. Ces deux surfaces censées
ouvrir le regard vers ce qui devrait être le centre d'intêret
(- les trois Vierges sont à la fois sujet du dessin,
modèle venu du passé, objets d'admiration) limitent,
en réalité, l'espace des vierges, et le concurrencent
dangereusement ; des plans mal définis, caractérisés
par la saturation ou le vide, prennent la place qui semblait
vouée à la contemplation des statues - espace
plus sage, plus reconnaissable, espace chrétien et culturel
entre tous des petites vierges sculptées présentées
au musée.
Au premier plan, prolongée par un fusain, la main de
l'artiste s'avance comme pour désigner, à l'intersection
de la page blanche et de son modèle, la tension peu
catholique qui habite le tableau :
la statuaire se mêle au dessin,
des plans quasi abstraits côtoient le figuratif,
la vierge se démultiplie en figures féminines
peu identifiables,
et la main du copiste profane pénètre dans l'espace
de la Vierge à l'Enfant.
... - Pas si profane peut-être : l'artiste est pris dans
ce mystère de l'image à naître, ou plutôt
de l'image à renaître différemment... ce
qui explique sans doute ces supports, ce fusain, cette main
- autant de matériaux à l'oeuvre dans le processus
d'incarnation. Il ne s'agit plus en effet de célébrer
l'image de la Vierge à l'Enfant, mais le mystère
du processus plastique. D'où cette tension étonnante
: ce qui est dessiné (les statues) est encore à dessiner
(sur la page vierge); Pierre Buraglio met en abîme le
dessin en train de se faire, les temporalités sont bousculées
- le temps de la création coexiste avec l'atemporel
statuaire - ou plutôt, il le modifie. L'oeuvre exposée
devient dessin en cours d'élaboration. "Attention
travaux ! " indique le fusain noir pointé dans
la toile !
Ceci n'est pas un tableau, c'est à la fois un tableau
qui se fait et un tableau à faire.